«Cette exposition est le fruit d’une expérience personnelle. Lorsque j’ai séjourné en Grèce en tant que membre de l’École française d’Athènes, j’ai été dérouté, comme bon nombre de voyageurs européens avant moi. On se rend en effet dans ce pays avec le désir d’étudier l’Antiquité et l’on découvre une nation moderne possédant une identité beaucoup plus complexe liée à son passé byzantin, à la présence ottomane, à l’orthodoxie. L’enjeu de cette exposition est précisément de redire la place particulière de la Grèce dans la culture européenne, dans notre histoire, et je dirais même dans notre imaginaire», nous a ainsi confié Jean-Luc Martinez au beau milieu des moulages en plâtre, des costumes, des sculptures et des mosaïques qui jalonnent le parcours de cette foisonnante exposition.
Des chefs-d’œuvre du musée du Louvre (dont la collection de marbres insignes du comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de la France auprès de la Sublime Porte qui obtint de mener les premières fouilles sur l’Acropole en 1788) s’y confrontent avec des prêts exceptionnels consentis par les plus grands musées grecs (la Pinacothèque nationale – musée Aléxandros Soútzos et le Benaki Museum, à Athènes, les musées archéologiques de Délos et de Delphes, etc.). Si la civilisation grecque est encore une référence absolue aux yeux des Occidentaux, la Grèce moderne n’en demeure pas moins une culture largement méconnue…
UNE VIEILLE NATION, UN JEUNE ÉTAT
Qui se souvient ainsi que le prince bavarois Othon établit sa capitale à Athènes en 1834 en caressant le rêve d’en faire une « nouvelle Munich » ? De ce récent passé, la ville moderne conserve pourtant nombre de bâtiments néoclassiques édifiés par des architectes allemands, tels le musée archéologique et la bibliothèque municipale. Et comment imaginer que le Parthénon fut utilisé comme réserve de poudre par les Turcs pendant la guerre qui les opposa aux Vénitiens ? Décrivant l’ambassade du marquis de Nointel à Athènes, un immense tableau attribué au peintre Jacques Carrey dévoile son aspect originel, avant la terrible explosion qui le détruisit en grande partie à la fin du XVIie siècle.
Résolument chronologique, ponctué de plans architecturaux et de photographies, le parcours de l’exposition prend des allures de grand livre d’histoire scandé d’étapes symboliques : les ambassades françaises de 1675 et 1788 en route vers la Sublime Porte; la guerre d’indépendance entre 1821 et 1830; l’exposition philhellène à la galerie Lebrun en 1826, à Paris, où fut montré le célèbre tableau d’Eugène Delacroix La Grèce sur les ruines de Missolonghi; l’expédition scientifique de Morée aux airs de campagne d’Égypte (1828-1833); la création de l’École française d’Athènes en 1846; les pavillons de la Grèce aux Expositions universelles de 1878, 1889 et 1900 à Paris; les premiers Jeux olympiques de l’ère moderne en 1896; et, pour finir, l’exposition parisienne, en 1919, des artistes grecs du Groupe Techni, qui se sentaient proches des avant-gardes européennes mais furent injustement boudés par la critique.
L’un des charmes majeurs de cette exposition réside précisément dans la découverte de ces peintres méconnus du public français, mais adulés dans leur pays d’origine, tels Nikolaos Gyzis (1842-1901) et sa fascinante toile baptisée L’Araignée (1884), aux accents de Sécession viennoise; Nikephoros Lytras (1832-1904), l’autre figure emblématique de l’« école de Munich »; ou encore Jacques Rizos (1849-1926), artiste formé dans l’atelier d’Alexandre Cabanel et dont l’aimable Soirée athénienne devait séduire les Parisiens de la Belle Époque par la douceur de sa palette.
L’évocation d’un art postbyzantin des XVIe et XVIIe siècles constitue une autre surprise de l’exposition. Figure ainsi une Dormition de la Vierge réalisée par Le Gréco alors qu’il n’avait que 26 ans, un prêt remarquable provenant de la cathédrale de Syros. « C’est l’une des rares œuvres signées du peintre », souligne Jean-Luc Martinez.
« L’enjeu de cette exposition est précisément de redire la place particulière de la Grèce dans la culture européenne, dans notre histoire et dans notre imaginaire. »
LE TEMPS DES MISSIONS ARCHÉOLOGIQUES
Que les amateurs de la Grèce antique se rassurent ! L’exposition brosse aussi un passionnant panorama des nombreuses campagnes de fouilles archéologiques françaises menées sur le sol grec, et évoque avec force documents l’incidence exceptionnelle que ces aventures intellectuelles et humaines eurent sur la naissance de cette discipline et sur l’histoire du goût. « Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, ce sont surtout des diplomates qui traversent la Grèce pour atteindre la Sublime Porte. Une grande partie des collections du Louvre provient ainsi des collectes effectuées lors de ces missions. Les érudits s’intéressent alors essentiellement aux textes et souhaitent rapporter des inscriptions. La culture matérielle de la Grèce antique est encore inconnue », explique Jean-Luc Martinez. Il fallut attendre l’exploration de l’île de Milos en 1820, et la découverte à la mi-avril par un paysan grec de la célèbre Vénus pour que le regard soit sensiblement modifié. Acquise auprès des primats de l’île, la statue, qui correspond idéalement aux canons de l’époque, arriva telle une star à Paris au terme d’un long périple méditerranéen. Le marquis de Rivière en fit l’hommage au roi Louis XVIII, qui décida de l’offrir au musée du Louvre. Elle est depuis une icône vénérée par des générations de visiteurs…
À l’archéologie consulaire succéda le temps de l’archéologie scientifique, illustrée par les missions françaises menées à Santorin (1870), Délos (1873) et Delphes (1892-1903). De la découverte de la polychromie (qui met à mal le mythe de la blancheur des sculptures grecques !) à l’utilisation du moulage et de la photographie à des fins scientifiques, l’exposition salue ainsi ces hommes et ces femmes qui ont contribué à faire avancer la science, tout en préservant l’expérience sensible sur le terrain.
Elle offre aussi l’occasion inespérée d’admirer des chefs-d’œuvre rarement sortis de leur pays d’origine, telle une célèbre coupe attique à fond blanc du Ve siècle avant notre ère qui représente un Apollon à la lyre faisant une libation. Un miracle de délicatesse prêté à titre exceptionnel par le musée de Delphes et qui mérite, à lui seul, que l’on se précipite à l’exposition !
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« Paris-Athènes. Naissance de la Grèce moderne (1675-1919) », 30 septembre 2021 - 7 février 2022, musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris.
Jean-Luc Martinez, Débora Guillon et Marina Lambraki-Plaka (dir.), Paris-Athènes. Naissance de la Grèce moderne (1675-1919), Paris, Musée du Louvre éditions/Hazan, 504 pages, 39 euros.