Avec quelques autres, il a longtemps régné sur la mode, chez Chanel et pour sa propre griffe. Disparu en 2019, Karl Lagerfeld cachait une forme de pudeur derrière ses mitaines, ses lunettes noires, son éventail et un débit verbal étourdissant. Aujourd’hui, Sotheby’s disperse le contenu de ses résidences, et dévoile ainsi l’histoire de son goût personnel. Plutôt qu’une seule vacation phare à Paris, d’où pourtant cet Allemand de Hambourg s’est fait connaître et a conquis le monde, la maison de ventes a opté pour une autre stratégie.
Une première vacation se déroule à Monaco, en cinq sessions, du 3 au 5 décembre. Puis ce sera le tour de Paris, en deux sessions, les 14 et 15 décembre. La suite et fin de la dispersion est prévue fin mars 2022, à Cologne, non parce que le couturier avait des attaches particulières avec cette ville de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, mais parce que Sotheby’s y a ouvert une salle des ventes cette année. Au cours de cette dernière vacation sera notamment proposé du design allemand, en particulier les créations de Bruno Paul pour la Deutsche Werkstätten. « Karl Lagerfeld aimait à se dire hanséatique », précise Pierre Mothes, vice-président de Sotheby’s France, en charge de la dispersion et qui a dirigé l’énorme inventaire réalisé entre mars et mai 2021. « Tenir une vente à Monaco est aussi une façon de souligner ses liens étroits avec la famille souveraine et avec le Rocher. Karl Lagerfeld était résident monégasque et a longtemps animé le Bal de la Rose. Les sessions de Monaco sont conçues comme un hommage à son goût transversal et érudit, ainsi qu’à son art de vivre, incluant les arts de la table, bref à son œil en général. Après ces ventes transversales comprenant des pièces de son appartement de Monaco, de sa résidence du 8, rue des Saints-Pères à Paris et de sa maison de Louveciennes, dans les Yvelines, celles de Paris seront centrées sur sa résidence du 17, quai Voltaire et d’autres lieux encore, reflétant cette fois son goût plus contemporain », poursuit-il.
DE L’ART DÉCO À L’ULTRACONTEMPORAIN
« Ce qui est amusant, c’est de collectionner, pas de posséder », disait Karl Lagerfeld. Collectionneur « horizontal » – faire le vide pour se créer d’autres univers, comme le résume l’écrivain Patrick Mauriès dans la préface du catalogue de Monaco –, le couturier s’était construit tour à tour différents mondes qui ont donné lieu à quatre dispersions mémorables. L’Art déco de son appartement rue Saint-Sulpice à Drouot, chez Audap & Solanet, en 1975. Puis son mobilier Memphis chez Sotheby’s Parke Bernet à Monaco en 1990. Ont suivi, en juin 2000, le mobilier et la peinture du XVIIIe siècle chez Christie’s, à New York. Enfin, en 2003, Sotheby’s a dispersé design et arts décoratifs à Paris pour un total de 7 millions d’euros. « Jacques Doucet avant lui s’était contenté d’une seule mue », note avec justesse Patrick Mauriès. « Porté par la frénésie d’une nouveauté qu’il se devait d’inventer, cultivant l’oubli comme une vertu, il semblait toujours prêt à changer d’espaces comme d’autant de vies. Activiste du présent, Karl Lagerfeld ne l’appréciait jamais mieux que sous-tendu de réminiscences, enrichi d’allusions, tressé d’évocations locales ou historiques que son insatiable curiosité ne cessait de nourrir; et il appliquait à la conception de ses intérieurs la même logique qu’à celle de sa mode: ludique autant que savante », résume-t-il.
« Karl Lagerfeld appliquait à la conception de ses intérieurs la même logique qu’à celle de sa mode : ludique autant que savante. »
S’il eut tout de même une passion pour le XVIIIe siècle et l’Art déco, il n’est pas hasardeux de dire que Karl Lagerfeld fut infiniment moins tourné vers le passé que le couple Yves Saint Laurent – Pierre Bergé, fasciné par le goût des Noailles et celui de Jacques Doucet. Contrairement à son plus célèbre confrère, il n’avait pas jeté son dévolu sur les beaux-arts ni souhaité faire de son habitation un musée. De plus, il n’hésitait pas à faire place nette. «Je ne veux pas être le propre conservateur de ma collection », avait-il confié à Pierre Mothes à la fin des années 1990. Et ce dernier d’ajouter : « Davantage que les beaux-arts, il a privilégié les arts appliqués, la technique, le design, avec aussi une fascination pour les livres. »
Riche de quatre cent quarante-deux lots, la vente éclectique de Monaco comprend un magnifique renne stylisé de Seizo Sougawara (est. 10 000 - 15 000 euros), quelque quatre-vingts pièces Art déco – il n’avait donc pas tout vendu – d’Armand-Albert Rateau ou de Louis Süe et André Mare, des dessins de Pierre Legrain et de Georges Lepape, des collages d’Eileen Gray, plusieurs dessins de Lagerfeld lui-même, ses Rolls Royce quasi neuves, ou encore son portrait par Takashi Murakami (est. 80 000-120 000 euros)… La vente de Paris, plus homogène, révèle son virage minimaliste et ultracontemporain, comportant des pièces de design acquises chez Carpenters Workshop Gallery et, surtout, chez kreo. Martin Szekely, Marc Newson, Konstantin Grcic et Jasper Morrison composaient son dernier univers épuré – des meubles souvent évalués à moins de 20 000 euros.
La succession est très raisonnablement estimée de 4 à 5 millions d’euros. Difficile de chiffrer la célébrité de Karl Lagerfeld. « Il est au sommet de sa notoriété, précise Pierre Mothes. C’est une personnalité planétaire, même les chauffeurs de taxi en Chine ont des statuettes à son effigie. Ici, nous vendons un goût, un hommage à une personnalité hors du commun, du memorabilia. C’est la vente ultime. »
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« Succession Karl Lagerfeld», Sotheby’s, 2-5 décembre 2021, 24, boulevard Princesse-Charlotte, Monte-Carlo, 98001 Monaco, et 15-16 décembre, 76, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.