Depuis une dizaine d’années, Michael Armitage peint des formes instables, ancrées dans la culture du Kenya, son pays d’origine, avec des couleurs tour à tour très vives et dans des demi-teintes subtiles. Nous avons parlé de ses sources d’inspiration, de son processus de travail et de ses engagements, mais aussi de son goût pour les chants d’oiseaux et les lumières de son enfance. Partageant son temps entre Londres, où il peint, et Nairobi, où il fait ses recherches, Michael Armitage connaît depuis quelques années un succès fulgurant sur le marché de l’art. Une de ses œuvres, The Conservationists, a été vendue 1,35 million d’euros aux enchères en 2019. Après la rétrospective qui a circulé en 2020-2021 entre la Haus der Kunst, à Munich, et la Royal Academy of Arts, à Londres, il participe à l’exposition « Ubuntu » au Palais de Tokyo, à Paris, dont le commissariat est assuré par Marie-Ann Yemsi. En juin 2022, la Kunsthalle de Bâle lui consacrera une exposition personnelle.
Qu’est-ce qui vous a engagé à créer le Nairobi Contemporary Art Institute (NCAI) ?
Je voyais clairement le manque d’espaces d’art non commerciaux à Nairobi et les difficultés qu’affrontent les rares qui survivent aujourd’hui. J’ai donc demandé à des étudiants en art ce qu’il leur semblait nécessaire de faire. Ils ont évoqué le besoin d’un espace d’exposition et d’une structure d’éducation supérieure en art différente de ce qui existait, incluant des ateliers et une bibliothèque. Je me suis aussi rendu compte que ces étudiants ne connaissaient aucun artiste ayant exposé au Kenya avant 2005. Comme j’ai grandi ici, j’ai pensé qu’il fallait que quelque chose se passe. Aujourd’hui, nous sommes une équipe de cinq personnes.
S’agit-il d’écrire une histoire encore non écrite ?
Oui, en partie. Nous voulons soutenir des auteurs qui puissent écrire sur l’art et qui couvrent les manques. Et nous avons l’ambition de collecter des archives – nous ne sommes qu’un nouveau chapitre parmi des initiatives en cours.
Avez-vous eu des modèles en la matière ?
Bien sûr. Je me suis particulièrement intéressé au Belles Artes Project mené aux Philippines : il y a curieusement des similarités entre leur scène artistique et la nôtre, qui est assez petite, avec des préoccupations à la fois esthétiques et conceptuelles, et des artistes plus âgés mal représentés. Gasworks, à Londres, nous a aussi beaucoup inspirés, pour le versant éducatif notamment, leur modèle de résidences d’artistes et leur structure Triangle, qui fédère plusieurs géographies.
Pour le NCAI, vous travaillez avec le Kuona Artists Collective. Qui sont-ils ?
C’est une communauté des années 1990, qui a eu son siège au musée des Beaux-Arts de Nairobi et qui a soutenu de nombreux artistes kényans. Depuis 2017, il ne reste plus que les ateliers. Et ils ont encore une bibliothèque en caisses, que nous voudrions ouvrir au public.
Comment le NCAI est-il financé ?
Pour l’instant, cela relève de ma responsabilité ! J’ai aussi reçu un soutien généreux de la White Cube Gallery. Au début, j’ai réalisé une lithographie, Dream and Refuge, qui nous a permis de réunir des fonds pour une ONG sur la santé, pour une autre qui défend la musique dans les bidonvilles, et pour le NCAI. J’ai également collaboré avec la styliste d’origine haïtienne Stella Jean et la Fondation Sandretto Re Rebaudengo : nous avons dessiné ensemble un pull, dont la moitié des bénéfices de vente a été versée au NCAI pour les projets éducatifs.
Vous avez souvent parlé de votre goût pour le dessin, très jeune. L’art était-il très présent dans votre enfance à Nairobi ?
Chez mes parents, pas du tout ! Je me souviens simplement avoir fait un dessin, à l’âge de 5 ou 6 ans, et l’avoir trouvé plutôt réussi… Ensuite, à 10 ans, j’ai eu la chance de rencontrer un professeur d’art très engagé, David Holden. Et mon meilleur ami à l’école était Rik van Rampelberg. Son père, Marc van Rampelberg, était designer et collectionneur, et sa mère était l’artiste Chelenge van Rampelberg. Ils m’ont ouvert les yeux à l’art contemporain, grâce aux choses que j’ai vues chez eux et dont je peux aujourd’hui retrouver la trace dans le fil de ma pensée.
Qu’y avait-il sur leurs murs ?
Il y avait entre autres une peinture intitulée No Erotic Them Say de Meek Gichugu, une toile étrange et très crue, représentant une femme qui tient un zèbre dans ses bras. Il y avait aussi des œuvres de Jak Katarikawe, de Chelenge van Rampelberg… C’est probablement l’une des meilleures collections d’artistes d’Afrique de l'Est des années 1980 et 1990.
Parmi ces artistes, il y en a plusieurs que vous avez invités à participer à votre exposition à la Haus der Kunst et à la Royal Academy of Arts, et que vous avez montrés au NCAI…
Oui, notamment Meek Gichugu, Sane Wadu et Jak Katariwake. Tous se sont posés comme contrepoints aux artistes qui enseignaient à l’université – certains d’entre eux sont même allés jusqu’à changer leur nom. Si tout va bien, nous ouvrirons une rétrospective de Sane Wadu le mois prochain, puis une grande exposition d’Akili Mwili Roho.
Votre père est anglais et votre mère kényane. Que vous ont transmis vos parents de leurs cultures respectives ?
Beaucoup ! C’est formidable d’avoir deux mondes très différents : j’ai grandi à Nairobi et fait mes études en Angleterre, et j’ai de la famille dans ces deux pays. Mais il est difficile de dire ce qui vient de l’un ou de l’autre.
Vous avez coutume de dire que vous peignez à Londres et que, lorsque vous êtes au Kenya, vous vous consacrez plutôt à des recherches. Pourquoi cela ?
Pour être honnête, c’est surtout une question pratique. Je suis resté à Londres pour des raisons professionnelles et parce que j’y ai fait mes études. Il avait été assez naturel d’aller étudier à Londres, à la Slade School of Fine Art, puis au Royal College of Art. La seule chose que je voulais faire, c’était peindre.
Le « lugubo », un tissu issu de l’écorce d’un figuier ougandais sur lequel vous peignez, est habituellement utilisé pour faire des linceuls. La spiritualité, est-ce important pour vous ?
Cela fait partie de la vie et, en ce sens, c’est aussi une part essentielle de l’art. La peinture concerne des choses relatives les unes aux autres. On peut parler de sujet ou de composition, mais, fondamentalement, il s’agit toujours de relations entre les êtres. La spiritualité est donc très importante, pas vraiment parce que le lugubo sert à faire des linceuls, mais parce qu’elle fait partie intégrante de la façon dont on vit.
Le processus de « récolte » du lugubo – la façon dont l’écorce est retirée du tronc, dont l’arbre est ensuite protégé avec des feuilles de bananier – semble aussi essentiel pour vous…
Ce processus rend humble. J’ai commencé à utiliser le lugubo sans le connaître, puis j’ai eu envie d’apprendre des choses sur ces méthodes ancestrales. Ce qui pourrait sembler au premier abord un simple procédé agricole est en fait une technique extrêmement sophistiquée. On voit combien le temps et la connaissance ont d’épaisseur. J’ai été très impressionné en découvrant tout cela, ce qui a exacerbé mon intérêt pour ce matériau, son origine, sa signification, puis son rapport aux touristes. Je suis content de m’en être servi avant d’entrevoir tous ces aspects. La dimension conceptuelle n’aurait pas été suffisante.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à ce matériau ?
J’ai effectué les premiers essais lors de mes cours postgraduate, car je cherchais un support qui porte la trace des traditions d’Afrique de l’Est. Quand je peignais à ce moment-là, il me semblait très difficile de faire un geste qui ne soit pas marqué par l’expressionnisme allemand ou l’expressionnisme abstrait américain. J’ai donc utilisé toutes sortes de matériaux, comme des feuilles de palmier, mais il y avait un côté fétiche qui ne me convenait pas. Puis j’ai découvert le lugubo sur un marché pour touristes à Nairobi et l’ai expérimenté pendant deux ans : je peignais directement dessus, le tendais, puis le préparais comme une toile normale, mais en laissant des trous et des coutures apparentes. Cette relocalisation de mon langage pictural, qui incluait dès le début une dimension politique, faisait apparaître les formes dans une subtilité qui m’a beaucoup plu.
Jusqu’où allez-vous dans les instructions que vous donnez à ceux qui récoltent cette écorce ? Lorsque vous commencez une peinture, choisissez-vous le morceau de lugubo ?
J’achète le lugubo dans des fermes de l’ouest de l’Ouganda. En général, je leur demande les morceaux les moins réussis, ce sont ceux qui me conviennent le mieux ! Il m’arrive de choisir des morceaux de toile de façon très intentionnelle. Il y a des endroits avec des trous plus grands que ma main, des zones où l’on ne peut pas peindre, ce qui amène à penser la composition en fonction. C’est une conversation à deux voix avec la surface picturale, la mienne pouvant être un peu plus dictatoriale ou, parfois, c’est l’inverse !
Votre peinture est très imprégnée de l’histoire de l’art européenne. L’œuvre de Francisco de Goya est particulièrement fondatrice pour vous. Qu’y voyez-vous ?
Pendant mes études, j’avais un enseignant qui parlait des peintures noires de Goya, et je pensais que cela ressemblait à des œuvres de Kasimir Malevitch ! Un jour, je suis allé à Madrid, au Museo del Prado, et j’ai été sidéré : j’ai passé des heures dans la salle pour essayer de comprendre de quoi il s’agissait, je n’avais jamais rien vu de tel – cette crudité, ce côté caricatural, plus réel que le réel… La peinture Les Moires, avec ces quatre figures qui flottent comme dans un nuage au-dessus d’une rivière, m’est restée en tête pendant des années. Goya prend le plus modeste des sujets et montre l’étendue de son humanité avec un humour et une noirceur extraordinaires. Dans ses dessins, nous pourrions presque voir des personnages du Kenya d’aujourd’hui… Cela signifie pour moi qu’il n’y a plus de hiérarchie et que c’est très profond. Il y a aussi son langage pictural, ce qu’il cache et ce qu’il laisse apparaître. Parfois on peut penser que c’est la pire peinture du monde. J’ai toujours l’impression que ses œuvres appartiennent à celui qui les regarde, car on se projette entièrement dedans, comme s’il avait créé des choses qui sont des parts de nous-mêmes. C’est si rare…
Beaucoup de vos œuvres sont aussi ancrées dans des réalités contemporaines, comme des meetings politiques au Kenya ou des attaques terroristes en Somalie.
Oui, mais ces peintures ne sont jamais liées à un événement en particulier. Je m’intéresse surtout aux impulsions des gens, à la dimension humaine de ces situations. La connexion évidente avec Goya m’est apparue quand j’ai eu à décrire ce que j’avais sous les yeux pour une interview à la radio. J’avais l’impression de parler d’une image de lui : il y avait des gens pendus à des arbres, d’autres avec des habits déchirés… Le fait qu’il ait mis la politique au cœur de sa peinture m’a beaucoup influencé. Mon œuvre ne s’attache pas à telle ou telle politique partisane ou personnelle, mais aux relations entre les êtres, à la façon dont nous nous traitons les uns les autres. Parce que je viens d’où je viens, il y a une dimension politique inhérente à mon travail, dont je voudrais qu’il ne soit jamais didactique.
La notion d’exotisme est souvent évoquée dans vos œuvres par des biais et des métaphores, la présence d’animaux par exemple…
Comme pour la politique, je ne fais aucun postulat, mais je m’intéresse évidemment aux regards qui sont portés sur les êtres et sur les cultures. J’ai pensé que je devais aborder frontalement l’exotisme, car il a été à l’origine de nombreuses attitudes négatives envers les cultures de mon pays d’origine. L’exotisme est lié au colonialisme. C’est un sujet qui change très lentement. Je voulais que mon travail inclue un langage exotique pour qu’il porte en lui les problèmes liés à l’exotisme. Et si j’utilise souvent des animaux, c’est tout simplement parce qu’ils sont très présents au Kenya.
Votre dernière exposition, à la Royal Academy of Arts, à Londres, s’intitulait « Paradise Edict ». Vous souligniez que la notion même de paradis peut être ambivalente, entre la vision d’un jardin très bien tenu et celle d’un monde sauvage difficile à habiter…
Cela vient des meetings politiques auxquels j’ai assisté pendant les élections au Kenya. Certains leaders parlaient de la « terre promise », et je me suis demandé ce que pourrait être cette terre promise. Il me semble que s’il existait un paradis, il devrait être gouverné par des règles. Une peinture m’est venue à partir de là, d’un endroit au Kenya qui ressemblerait à l’idée que l’on se fait du paradis, un lieu à la fois difficile et très beau.
Cette dualité entre des mondes aux airs paradisiaques et des univers hostiles existe aussi dans la peinture de Peter Doig, avec ses personnages de carnaval. Est-il un artiste qui vous intéresse ?
Oui, il est très important pour moi. J’ai eu la chance d’avoir un cours avec lui. L’entendre parler de Trinité-et-Tobago m’a donné envie de me rendre dans ce pays, où j’ai passé quelques semaines. Je me demandais comment représenter un lieu, comment faire une peinture de paysage. Et j’ai marché le long d’une plage qui ressemblait exactement à l’une des plages qu’il a peintes. J’ai eu une révélation : il faut peindre les choses que l’on a sous les yeux. Et le fait que sa peinture ait tant évolué au cours des dernières années m’inspire un intense respect.
Quel est votre rythme de travail ?
Il est assez lent. Je suis en train de finir un ensemble que j’ai commencé il y a deux ans. À Londres, c’est formidable d’être entouré des œuvres dans les musées. Quand je suis au Kenya, je note des choses, puis je dessine quand je sens qu’une situation intéressante se présente. Récemment, j’y ai fait quelques peintures en plein air, mais sinon, je passe l’essentiel de mon temps dans mes ateliers. Je n’ai pas de méthode systématique.
Que montrez-vous au Palais de Tokyo ?
Un ensemble de dessins et de peintures de différentes époques : des dessins de la série Exorcism ; une peinture intitulée Wait, qui représente un homme devant un mur couvert d’affiches, juste avant son exécution ; des tableaux de la série des élections ; la peinture My Dress my Choice, exposée à la Biennale de Lyon en 2015 et qui fait référence aux femmes qui, à diverses époques, ont été maltraitées parce que leurs vêtements étaient trop courts.
Comment Jay Jopling, le fondateur de la galerie londonienne White Cube, a-t-il découvert votre travail ?
Mon artist liaison à la galerie White Cube, Irene Bradbury, avait découvert mon travail dans un livre intitulé 100 Painters of Tomorrow*1. Elle m’a écrit depuis une adresse mail privée, puis est venue à l’atelier et en est repartie en m’annonçant qu’elle voulait exposer ma peinture, mais sans me dire pour qui elle travaillait. Le soir, elle m’a demandé si son patron pouvait venir le lendemain matin. Et j’ai vu Jay Jopling sortir de sa voiture ! Il m’a prévenu qu’il n’aurait que 15 minutes et espérait que ça irait. Puis il a annulé ses réunions de la matinée, et il est resté 2 heures. En partant, il m’a dit qu’il voulait faire une exposition et que j’avais six mois pour la produire !
Comment vivez-vous le formidable succès que vous connaissez depuis quelques années ?
J’ai beaucoup de chance de pouvoir gagner ma vie avec ce que je fais. La difficulté auparavant était que je ne pouvais pas me consacrer entièrement à la peinture. Avoir du temps a été un pas décisif.
*1 Kurt Beers, 100 Painters of Tomorrow, Londres, Thames and Hudson, 2014.
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« Ubuntu, un rêve lucide », 26 novembre 2021-20 février 2022, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris, palaisdetokyo.com