Sans doute est-il nécessaire de revenir trente ans en arrière, au moment où, vers 1988, l’historien et critique d’art danois Frédéric Damgaard fonde une galerie dédiée aux peintres et sculpteurs d’Essaouira. Longtemps appelés le « Groupe des Singuliers », ces artistes sont pour la plupart autodidactes, à l’exception notable de l’un de ses pionniers, Boujemâa Lakhdar, conservateur au musée des Arts populaires d’Essaouira de 1980 à 1989 et qui participa à l’exposition « Magiciens de la terre » organisée en 1989 par Jean-Hubert Martin au Centre Pompidou et à la Grande Halle de La Villette, à Paris.
UNE CONTRE-CULTURE
Ils sont pêcheur, cultivateur, fonctionnaire ou gardien de la paix et ont en commun une aire géographique qui, selon l’écrivain et historien d’art Michel Bohbot, peut rappeler ce que furent l’École de Barbizon au XIXe siècle autour de la forêt de Fontainebleau et l’École de Nice dans les années 1950. L’univers de ces artistes est souvent peuplé de créatures hybrides et d’éléments empruntés à la nature, et traduit une spontanéité gestuelle qui attire alors le regard de Frédéric Damgaard. Au sein de ce groupe essentiellement masculin figurent Mohamed Tabal, Saïd Ouarzaz et les frères Youssef et Hamou Aït Tazarin, que le galeriste contribue à faire connaître, suscitant par là même de nombreuses autres vocations. « Les femmes sont sous-représentées, note cependant Michel Bohbot, à l’exception de Regraguia Benhila. Une injustice qu’il faut réparer. »
S’il est difficile de parler d’une École d’Essaouira, au même titre que l’École de Casablanca ou l’École de Tétouan, toutes deux liées aux institutions des Beaux-Arts qui leur sont afférentes, Janine Gaëlle Dieudji, commissaire, avec Meriem Berrada, de l’exposition « Outsiders/ Insiders ? Artistes d’Essaouira des collections Fondation Alliances et de la Fundación Yannick y Ben Jakobe r», évoque « une école informelle d’Essaouira ». Elle reconnaît que « ce mouvement artistique est encore en cours d’étude et de compréhension ». Ces artistes ont en partage une histoire et une culture riches des différents apports sur lesquels s’est bâtie l’ancienne cité de Mogador, passage obligé pendant des siècles de la route caravanière.
Longtemps sous domination portugaise, la ville d’Essaouira brille encore aujourd’hui par son syncrétisme, se nourrissant d’influences aussi diverses que la culture gnaoua (du nom des anciens esclaves noirs d’Afrique de l’Ouest), les traditions juive, berbère et arabo-islamique. Autant de sources qui sont à l’origine, selon Othmane Bengebara, le scénographe de l’exposition au Macaal, d’une « contre-culture » qu’il n’hésite pas à comparer à la « naissance du jazz aux États-Unis ». Le critique d’art Michel Thévoz la rapproche quant à lui, dans le catalogue, de l’art rastafari de Jamaïque ou de celui des peintres-guérisseurs d’Abyssinie.
TRANSE ET CHAMANISME
Cet héritage pluriel, qu’illustre une peinture figurative d’une grande diversité, a également en commun une expérience de la transe, qui existe tant dans la mystique soufie que dans les rituels vaudous. En témoignent les univers colorés de Mohamed Tabal et d’Abderrahim Trifis, où prédominent les motifs en lien avec la musique et les étapes successives de la Lila (nuit sacrée), habilement rendus par le scénographe de l’exposition grâce à différents jeux de miroirs colorés et une présence obsédante de la musique gnaoua.
Dans la peinture d’Essaouira, aux formes foisonnantes et à l’imaginaire hybride, affleurent souvent des créatures zoomorphes, mi-hommes, mi-animaux, qui composent un bestiaire fantastique rappelant à la fois les légendes animistes et les traditions berbères. C’est le cas notamment chez le peintre et sculpteur Ali Maimoun ou chez Regragui Bouslai. L’exposition est d’ailleurs organisée autour des différentes entités surnaturelles marines et célestes (mouasaoui et samaoui) emblématiques de la culture populaire marocaine, auxquelles s’ajoutent des figures légendaires telles qu’Aïcha Kandicha, déesse de la clairvoyance associée à la couleur noire. Mais il n’est pas rare de trouver des références à la culture arabo-islamique, ainsi que l’illustre le travail de Rachid Amarhouch, dont les arabesques, les éléments architecturaux et les personnages miniatures cohabitent avec des motifs profanes.
Dans la peinture d’Essaouira afleurent souvent des créatures zoomorphes qui composent un bestiaire fantastique rappelant à la fois les légendes animistes et les traditions berbères.
Nous pouvons certainement parler, comme s’y emploie Hadia Temli, la directrice de la galerie Tindouf, à Marrakech, spécialisée en arts islamiques et dans la peinture d’Essaouira, d’une « école de la vie ». En effet, par « le langage universel » auquel recourent ces peintres, certains de leurs tableaux pointillistes peuvent être rapprochés de l’art aborigène australien. Une production positionnée entre l’art brut pour la spontanéité du geste et une contre-culture empreinte de mysticisme issue de sources multiples, s’affirmant à contre-courant de la tendance officielle, ce dont témoigne une réception toujours ambivalente.
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« Outsiders/Insiders ? Artistes d’Essaouira des collections de la Fondation Alliances et de la Fundación Yannick y Ben Jakober », 11 mars - 14 novembre 2021, Museum of African Contemporary Art Al Maaden (Macaal), Al Maaden, Sidi Youssef Ben Ali, 40000 Marrakech, Maroc.