Il est plus aisé d’imaginer Napoléon penché sur des cartes d’état-major que plongé dans des catalogues de papiers peints ou tergiversant sur le dessin d’un accotoir. Et pourtant ! Cette exposition nous apprend que l’Empereur conservait un œil sur tout et qu’il préparait ses installations dans les anciennes résidences de la monarchie avec autant de soin que ses campagnes militaires. Puisant d’abord dans les réserves de l’ancien Garde-Meuble royal pour parer au plus pressé, il fait repeindre les plafonds lézardés du château de Saint-Cloud, masquer les parquets crevés sous des tapis du Grand Siècle, peupler les galeries désertées de meubles Boulle. Jusque dans ses appartements, on recouvre les murs avec ce qu’il reste des tapisseries et autres soieries tissées pour ses illustres prédécesseurs. Malgré cette apparente continuité, gage de légitimité – et de majesté –, Napoléon œuvre à imposer un style, et lance à marche forcée le remeublement des palais nationaux : des millions de francs-or sont engloutis pour redresser les manufactures et offrir au souverain un cadre digne de son autorité nouvelle.
Comme Louis XIV, en son temps, comptait sur Charles Le Brun, André Le Nôtre et Louis Le Vau pour élaborer la plus brillante expression visible du pouvoir, Napoléon s’appuie sur Charles Percier et Pierre Fontaine, Dominique Vivant Denon et Jacques Louis David. Ayant pour mission de conférer aux décors toute la dignité de l’Empire, ces derniers inventent de nouvelles formes, empruntant aux plus grandes civilisations du passé, de l’Égypte à la Rome antique. Au grand dam de Louis XVIII qui aura bien du mal à les effacer, les emblèmes de l’Empereur – foudres, abeilles, aigles, fritillaires – fleurissent absolument partout, des rideaux aux poignées de porte, des encriers aux lustres. Partout, mais pas n’importe comment. Car Napoléon ne laisse aucun détail au hasard, s’assure que son chiffre soit couronné et respecté. La décoration est une affaire sérieuse, gare aux excès de zèle. La livraison d’un ameublement complet est même refusée, les tapissiers ayant jugé bon de garnir d’un grand « N » l’assise des sièges : il paraît assez malséant, sinon franchement scandaleux, de s’y installer confortablement et, ce faisant, d’écraser avec si peu de ménagement l’initiale impériale.
Napoléon œuvre à imposer un style, et lance à marche forcée le remeublement des palais nationaux.
L’EMPREINTE DE JOSÉPHINE
Si le caractère éminemment politique du grand atelier napoléonien et le luxe insensé de ses productions impressionnent, il arrive que l’originalité, voire l’excentricité des matériaux et couleurs employés, surprenne. Des teintes d’une rare subtilité envahissent les intérieurs : abricot, gris de lin, tabac d’Espagne, terre d’Égypte, ponceau, prune, amarante… Les choix les plus audacieux reviennent souvent à l’impératrice Joséphine, qui fait preuve d’un goût très personnel. Ordonnatrice exigeante, elle affectionne les associations curieuses et précieuses. Aux Tuileries par exemple, elle réclame expressément qu’une peau de tigre soit jetée à tel coin précis de son appartement. Dans son boudoir du château de Saint-Cloud, ancien cabinet intérieur de la reine, elle donne libre cours à sa fantaisie : répartie sur d’élégantes consoles de Jacob aux courbes ottomanes, la collection de pierres dures de Marie-Antoinette y côtoie les poissons naturalisés de l’impératrice.
Renouant avec la tradition des « Schatzkammer » de la Renaissance, cette pièce, où l’on s’assoit sur d’étranges fauteuils cygnes, laisse à penser que la passion de l’éclectisme doit autant au Premier Empire qu’au Second ! À mille lieues des idées reçues sur le style Empire réputé martial ou empesé, les œuvres que révèle cette exposition se distinguent par la finesse de leur exécution et l’extrême délicatesse de leur ornementation. Les textiles réalisés pour le château de Meudon, fastueuse résidence du roi de Rome, sont ainsi parsemés de fleurs et de papillons dont les tons acidulés contrastent avec le sérieux coutumier des grandes commandes. Ces tissus, qui nous sont parvenus dans un état de fraîcheur inouï, rappellent brusquement que sous les ors de l’Empire couvaient déjà toutes les nuances du romantisme naissant. Les trésors déployés par le Mobilier national, préservés grâce à la continuité de ses missions, restent la preuve éclatante que si les murs ont été détruits, les palais de Napoléon n’ont jamais disparu.
« Palais disparus de Napoléon », 15 septembre 2021 - 15 janvier 2022, Galerie des Gobelins, 42, avenue des Gobelins, 75013 Paris.