L’annonce diffusée lundi [17 janvier 2022] par ArtCurial et le Cabinet Turquin était limpide : « Cette icône de la peinture française, connue de tous bien que conservée depuis près de 200 ans dans la même famille, est estimée 12 à 15 millions d’euros ». Il s’agissait bien évidemment du Panier de fraises de Chardin.
Écoutons les Goncourt qui nous invitent en 1863 à regarder au premier plan : « Mais encore, voyez ces deux œillets : ce n’est rien qu’une égrenure de blanc et de bleu, une espèce de d’émaillures argentées en relief; reculez un peu, les fleurs se lèvent de la toile à mesure que vous vous éloignez, le dessin feuillu de l’œillet, le cœur de la fleur, son ombre tendre, son chiffonnage, son déchiquetage, tout s’assemble et s’épanouit. Et c’est là le miracle des choses que peint Chardin : modelées dans la masse et l’entour de leurs contours, dessinées avec leur lumière, faites pour ainsi dire de l’âme de leur couleur, elles semblent se détacher de la toile et s’animer, par je ne sais quelle merveilleuse opération d’optique entre la toile et le spectateur, dans l’espace. »
Charles Blanc, le premier à mentionner ce « morceau exquis » dans la littérature un an avant les Goncourt, s’était émerveillé lui du chatoiement des reflets vermeils de la belle pêche. Et puis, il y a ce verre d’eau magique et les deux cerises. Il y a surtout ces délicieuses fraises des bois, tout aussi uniques dans l’œuvre de Chardin que les œillets. Il est impératif de voir le tableau pour que la magie opère. À quelques centimètres de distance, les fraises frôlent l’abstraction. Les couches translucides de laques de garance, de vermillon, de rouges de cadmium, de carmin, s’entremêlent alors qu’en s’éloignant, les formes prennent vie et s’imposent au spectateur. Non sans malice, Stéphane Pinta, l’expert du Cabinet Turquin, cite la célèbre scène de Vertigo d’Hitchcock où l’image évolue et se transforme au fur et à mesure que l’on s’en approche. Chardin était un illusionniste et ce tableau, plus que tout autre, mérite d’être vu et revu, pour en découvrir tous les effets sur notre œil et notre imaginaire. André Gide trouvait en 1937 dans ce panier de fraises « le recueillement d’une aussi pesante charge d’âme que dans son Bénédicité ».
ANDRÉ GIDE TROUVAIT EN 1937 DANS CE PANIER DE FRAISES « LE RECUEILLEMENT D’UNE AUSSI PESANTE CHARGE D’ÂME QUE DANS SON BÉNÉDICITÉ »
Dans son catalogue de l’exposition « Chardin » à Paris en 1979, Le Panier de fraises était porté aux nues par Pierre Rosenberg qui abondait en superlatifs : « Chardin s’est ici dépassé », « œuvre inoubliable », « une aisance et une assurance sans égale dans son siècle », « une de ses plus belles natures mortes »… En choisissant de le faire figurer en couverture de l’ouvrage, le grand spécialiste de Chardin pensait au futur et indiquait clairement aux générations suivantes que ce « tableau exceptionnel » devait entrer au Louvre. Il devait faire de même en 1999 en choisissant La Petite fille au volant de la collection Rothschild pour la couverture du catalogue de l’exposition « Chardin » de Paris, Düsseldorf, Londres et New York.
TOUS LES ENFANTS FRANÇAIS, PETITS ET GRANDS, DOIVENT POUVOIR REGARDER CETTE PYRAMIDE DE FRAISES, AU LOUVRE
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Et dans la mesure où le président de la République vient de considérer que Le Porte-étendard de Rembrandt n’était pas un trésor de la nation française, Le Panier de fraises de Chardin pourrait ne jamais l’être non plus. Les fonctionnaires du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance qui siègent dans la commission des Trésors nationaux pourront arguer que le Louvre conserve déjà beaucoup d’œuvres de Chardin. Quarante et une, selon le décompte d’Éric Turquin. On se demande d’ailleurs si on songeait au futur lorsque l’on a fait entrer en 2014 au Louvre la paire de dessus-de-porte – une provenance François Marcille et Eudoxe aussi – Les Attributs de la musique civile et les Attributs de la musique militaire.
Lors de la vente du 23 mars, l’acquéreur ne connaîtra pas le statut exact de son achat. Le Cabinet Turquin a demandé un permis d’exportation temporaire pour présenter ces prochains jours le tableau chez Adam Williams à New York et il demandera un permis d’exportation définitif une fois l’œuvre de retour sur le sol français, comme le veut la procédure. L’acheteur prendra donc un risque, puisque le tableau pourrait être retenu pendant trente mois s’il était classé Trésor national.
Le Panier de fraises est l’icône que les générations futures risquent de nous reprocher de ne pas avoir su conserver en France. Tous les enfants français, petits et grands, doivent pouvoir regarder cette pyramide de fraises, au Louvre. « J’espère qu’il y sera un jour. C’est un chef-d’œuvre, il n’y a rien d’autre à ajouter. Cela prouve que la peinture d’histoire peut se cacher sous un panier de fraises des bois » nous confie Pierre Rosenberg, qui poursuit : «Il faut absolument lancer une souscription publique ». Mais à quel moment ?
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Vente du 23 mars 2022, Artcurial, Paris.