Les trois courtes années qui se sont écoulées depuis la publication du Rapport Sarr-Savoy commandé par le président Emmanuel Macron ont vu des musées européens et nord-américains effectuer des restitutions encore impensables il y a dix ans. Au cours de la seule année passée, le musée du quai Branly-Jacques Chirac, à Paris, a restitué le « Trésor de Béhanzin » à la République du Bénin; le Metropolitan Museum of Art de New York et la National Gallery of Art de Washington ont rendu des bronzes du Bénin au Nigeria; et le gouvernement belge s’est officiellement engagé à restituer des milliers d’objets culturels à la République démocratique du Congo.
Les discours se retranchant derrière la perte ou la dégradation qu’entraînerait la restitution d’œuvres pour les musées cèdent la place à une prise de conscience du bénéfice culturel qui en découle. En témoignent, par exemple, les célébrations organisées lors des restitutions d’œuvres à la République du Bénin, mais aussi les nouvelles approches des collections coloniales générées par le lancement par l’Allemagne d’un portail en ligne sur l’art colonial pillé. Mais quels seront les prochains défis pour les restitutions culturelles ?
Les anciens discours mettent du temps à être abandonnés. Pas plus tard qu’en 2019, Hartwig Fischer, le directeur du British Museum à Londres, justifiait la vieille position intransigeante prévalant pour la conservation des œuvres dans les collections du musée. « La saisie des marbres par Elgin, avait-il affirmé de manière fameuse au journal grec Ta Nea, était un acte créatif ». Il est difficile d’imaginer une telle déclaration aujourd’hui. Bien que le gouvernement britannique tente toujours de rester sur sa position néocoloniale selon laquelle les biens spoliés pourraient être prêtés en retour, une nation anciennement colonisée pourrait-elle obtenir un soutien populaire pour concéder les droits de propriété de la nation anciennement colonisatrice de cette manière ?
La coopération et la détermination internationales se renforcent, comme on l’a vu tout récemment, en décembre 2021, lorsque la résolution de la Grèce, « Retour ou restitution de biens culturels aux pays d’origine », a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies.
LES DISCOURS SE RETRANCHANT DERRIÈRE LA PERTE QU’ENTRAÎNERAIT LA RESTITUTION D’OEUVRES POUR LES MUSÉES CÈDENT LA PLACE À UNE PRISE DE CONSCIENCE DU BÉNÉFICE CULTUREL QUI EN DÉCOULE
Les avancées en matière de restitutions africaines ont jusqu’à présent concerné des objets du Bénin conservés individuellement ou provenant de collections connues, telles que celles détenues par l’université d’Aberdeen ou le Jesus College de Cambridge, au Royaume-Uni. Mais les présentations muséales du patrimoine africain en Europe ou aux États-Unis ne représentent que la face émergée de l’iceberg. On comprend peu à peu qu’une grande partie de cette histoire concerne ce qui reste caché dans les réserves, souvent très mal catalogué, parfois dans des caisses non ouvertes depuis un siècle, voire dans certains cas dans des collections « orphelines » qui ne disposent pas de conservateur des cultures africaines ou même des cultures du monde au sein du personnel pour commencer ce travail. L’argument selon lequel il faut effectuer un travail de base sur la provenance avant de pouvoir discuter de la restitution peut constituer une tactique dilatoire. Même pour des collections aussi emblématiques que celle des pièces du British Museum provenant de l’attaque du Bénin en 1897, aucune liste détaillée n’a jamais été publiée. Ce manque de connaissance est aussi un manque de transparence – qui, à son tour, se traduit par un manque d’investissement de la part des institutions les plus riches et les plus puissantes.
Si l’on ajoute à ces lacunes et ces silences les millions d’autres objets africains détenus par des centaines d’institutions européennes et nord-américaines, les prochains défis des restitutions deviennent évidents. Il est difficile de prétendre qu’un musée prend soin d’une collection s’il ne peut pas produire une liste précise de ce qu’il détient et des provenances. Combien de temps les musées peuvent-ils encore espérer justifier de la conservation du patrimoine africain en dehors du continent d’origine s’ils ne documentent pas leurs collections avec précision et transparence ?
Tant que les musées continueront à se soustraire à leurs responsabilités fondamentales en matière de documentation et de recherche, les arguments en faveur de restitutions qui permettrait de réaliser ce travail dans un cadre africain plutôt qu’euro-américain, ne cesseront de croître. Après tout, la recherche de la provenance nécessite des ressources. Et comme toutes les pièces ne bénéficieront pas des documentations incroyablement détaillées disponibles pour les bronzes du Bénin – où le pillage a même été photographié au moment où il s’est produit –, les musées devront peut-être revoir à la baisse leurs exigences pour consentir des restitutions.
« LE RETOUR DES MARBRES DU PARTHÉNON EST UNE DEMANDE UNIVERSELLE »
Il y a une génération, des musées européens et nord-américains ont invoqué les valeurs d’universalité du Siècle des lumières pour justifier leur refus face aux demandes de restitutions. En septembre 2021, lors des travaux du Comité intergouvernemental « Retour & Restitution » de l’Unesco, le nouveau directeur du musée de l’Acropole a affirmé : « le retour des marbres du Parthénon est une demande universelle ». Dans le cas des restitutions africaines, le choix fallacieux entre des rétentions cosmopolites ou des restitutions qui ne profitent qu’à un nationalisme étroit ou à des politiques identitaires fait également place à un nouvel internationalisme. C’est ce que le rapport Sarr-Savoy appelle « l’éthique relationnelle ».
Dans mon livre, The Brutish Museums, j’ai suggéré que les années 2020 pourraient être « une décennie de retours ». Si l’on veut que ce processus se réalise, le défi consiste à établir des relations susceptibles de conduire à des restitutions de collections longtemps négligées, à une échelle nouvelle et plus ambitieuse, afin que la recherche ne soit plus uniquement entre les mains des Euro-Américains – en générant de nouvelles approches des collections coloniales par le biais de relations équitables entre les communautés, les chercheurs, les institutions et les nations.
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Dan Hicks est professeur d’archéologie contemporaine à l’université d’Oxford, en Grande-Bretagne. Son dernier livre, The Brutish Museums : the Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution (Pluto Press, 2020), est disponible en livre de poche, en anglais.