Quel a été votre premier choc artistique ?
Le Caravage, Rembrandt, Vincent van Gogh, Édouard Manet, Paul Cézanne… dans les livres. Lorsque nous sommes rentrés en France de Madagascar, où mon père avait été muté – une période de ma vie fondatrice –, je m’ennuyais à mourir pendant les vacances, dans un petit village de la Haute-Saône. J’allais à la pêche, je collectionnais les timbres et les bons que l’on pouvait échanger contre ces livres d’art qui m’émerveillaient.
Ensuite, quel a été votre parcours ?
En 1974, à Besançon, j’ai fait tout et rien. J’allais aux Beaux-Arts, pas souvent, j’ai suivi des études de psycho-sociologie, mais je n’étais pas plus assidu… Je me suis occupé de sans-abri, de marginaux. C’était un engagement politique inspiré du collectif idéologique de journalistes genevois (je suis également Suisse) qui a créé le journal d’informations alternatives Tout va bien (titre emprunté à Jean-Luc Godard). Ce sont eux qui m’ont mis dans les mains les bulletins de l’Internationale situationniste, La Société du spectacle de Guy Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem.
En 1978, j’ai loué avec deux amis une ancienne manufacture de montres : ce fut Étage 3. À un étage, nous faisions des concerts de rock ; à un autre, de la danse, du théâtre ou des expositions. J’habitais le dernier, où nous faisions la fête et refaisions le monde. Le tout sans un rond. En 1979, lors de la Biennale de Paris où j’étais invité, j’ai fait fondre de la glace au chalumeau. J’ai trouvé ça tellement stupide que j’ai cessé ces impostures.
Ma vie est faite de rencontres. J’ai grandi avec la poésie, la littérature, et en discutant des nuits entières avec toutes sortes de gens autour de la table. J’ai compris très vite que si je voulais avoir ma vie, il fallait que je la construise avec les autres et leurs différences. Nous avons créé, autour de l’artiste Max Horde, le groupe Pap’circus, et avons organisé en 1981, à Besançon, le premier festival de performances, Espace nomade, pour lequel nous avons invité plus de trente artistes logés chez l’habitant dont Orlan, Serge III Oldenbourg, Ria Pacquée, Alain Snyers, Jean Pierre Fellner, Jérôme Mesnager ou encore Acrylic Novae, un groupe de barrés qui a « ravagé » le centre culturel, perdu les visiteurs dans les rues qui étaient toutes renommées « rue Zig Zag », etc. Cela nous a valu la visite du service d’ordre, des pompiers, de la préfecture et la première page de L’Est Républicain... Me retrouvant ainsi « activiste », j’ai dû réparer tout ça. Je me suis dit : mieux vaut être dans l’ombre à Paris que perturbateur à Besançon !
L’exposition « Magiciens de la terre », en 1989, au centre Georges-Pompidou et à la Grande Halle de La Villette, à Paris, est considérée comme la première exposition internationale, véritable pierre angulaire de la reconnaissance de la création non occidentale. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cette aventure ?
En 1983, j’ai passé à Paris un concours pour faire une formation de cadre d’entreprise culturelle. J’étais, semble-t-il, le premier candidat avec un projet en arts plastiques. Parmi les intervenants de cet institut, il y avait Anne Tronche, femme formidable, critique d’art dont je me suis rapproché et qui m’emmenait dans les galeries parisiennes. Je retrouvais beaucoup de noms d'artistes que j’avais lus dans artpress, Art Vivant ou Opus, mais sans connaître ces derniers personnellement. Je n’allais plus en cours. J’entrais dans toutes les galeries et je visitais les artistes dans leur atelier. Le directeur de l’institut a voulu me virer, mais mon directeur de formation s’y est opposé. Anne Dagbert [critique d’art] m’a alors présenté Georges Boudaille, le commissaire général de la Biennale de Paris, qui m’a pris en affection. Je suis devenu son fidèle lieutenant. Je lui dois énormément. En 1985, cette biennale inaugura la Grande Halle de La Villette. Il n’y avait encore rien d’autre que cette halle gigantesque et, autour, le no man’s land. Pendant le montage de l’exposition, j’ai rencontré Jean-Michel Alberola, Christian Boltanski, Niele Toroni, Bertrand Lavier, Hervé Di Rosa, Francesco Clemente, Lawrence Weiner, Kasper König, Jean-Louis Maubant (qui fut membre du comité de sélection des « Magiciens de la terre ») ainsi que Xavier Douroux. Jean Nouvel en a signé la scénographie. En 1985, on est encore loin du parc, des Folies de Bernard Tschumi, de la Cité des sciences et de la Cité de la musique... Il y a eu peu de visiteurs, le bilan a été catastrophique...
Puis, Jean-Hubert Martin a quitté la direction de la Kunsthalle de Berne et est revenu à Paris avec un projet pour la Biennale de Paris suivante, en 1987, qui n’aura jamais lieu. Claude Mollard lui a attribué un bureau avenue de l’Opéra. On entendait ici et là parler de son projet, d’une exposition mondiale où il « serait question de magie »… ça « torpillait » déjà. Jean de Loisy, qui était passé à Besançon lors de son « tour de France des artistes et acteurs de l’art », a parlé de moi, ainsi qu’Alberola et Toroni, à Jean-Hubert Martin qui m’a reçu. Après un premier entretien peu convaincant, je l’ai rappelé, en lui expliquant que je voulais vraiment participer au projet. C’est ainsi que j’ai eu le job.
Comment l’exposition a-t-elle été montée ?
Au mur du bureau était scotchée une carte du monde qui ne ressemblait à aucune autre. Le monde était à l’envers, et il n’y avait plus de centre. Nous étions à l’aube du XXIe siècle, il fallait aller à la découverte de ce qui avait été ignoré par une histoire de l’art jusqu’alors centrée sur l’Europe et les États-Unis. On ne savait à peu près rien de ce qui se passait en Chine, en Afrique… Nous voulions réunir une centaine d’artistes des cinq continents et les présenter sur un plan d’égalité. Nous étions une petite équipe de trois personnes autour de Jean-Hubert. Se pose alors la question : qui va où ? Madagascar scintillait sur la carte, j’ai proposé de commencer par là. Je suis arrivé dans le village d’Androka, à l’extrême sud de l’île, où je retourne chaque année depuis. Je suis allé en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Colombie-Britannique, où Jeff Wall m’a aidé dans mes recherches sur l’art amérindien et m’a emmené chez les marchands de disques à Vancouver. Dans le Grand Nord, sur l’île de Baffin, je suis parti en quête de sculpteurs inuits. J’avais en tête les somptueuses sculptures en os de baleine de Paulosee Kuniliusee.
À l’époque, en Afrique, il n’y avait quasiment pas de galerie ni de musée. Pas de téléphone portable, pas d’Internet, pas de réseaux sociaux. Une sculpture makondé avait attiré mon attention dans un petit catalogue de Max Mohl [Masterpieces of the Makonde : an Eastern African Documentation, 1974]. À travers la sculpture, les Makondé transmettent des savoirs et la totalité de l’expérience de leur peuple, c’est ce qui maintient la communauté unie. Mais là, l’artiste avait pris quelques libertés avec les codes traditionnels, il avait laissé libre cours à ses fantasmes. J’ai décidé de partir sur sa trace jusque sur les hauts plateaux, où se trouve le village de Mandimba, voisin de Mueda, au Mozambique. Lorsque je suis arrivé à Maputo, l’ambassade de France a exigé un « Guia de marche » [une autorisation de se déplacer] que seul le ministère de la Culture du Mozambique pouvait m’établir. C’était la guerre civile, j’ai malgré tout décidé de m’y rendre par tous les moyens. Cela m’a pris trois semaines ! 2 000 kilomètres, seul, avec ma valise en carton bouilli ! Un jour, grâce à l’influence de Pascual, le « roi » de Mocímboa da Praia, j’ai rencontré un militaire pilote d’avion qui m’a laissé embarquer sur 3 400 kilomètres. Me voilà aux abords des hauts plateaux. J’ai fait du stop et je suis monté dans une Jeep qui m’a laissé vers Mueda. Il était 3 heures du matin. J’ai terminé à pied ! Je suis arrivé, alors que le jour se levait. Soudain, tout le village était autour de moi. Je ne parlais pas la langue, mais j’ai donné le nom de plusieurs sculpteurs. Les villageois se sont mis à rire et m’ont indiqué une direction, loin au-delà du fleuve Ruvuma. Ces sculpteurs, chassés par la guerre, avaient fui en Tanzanie ! Le temps de repasser par Paris faire un visa, et j’étais reparti...
C’est ainsi que j’ai appris à connaître l’Afrique. Je parlais dans la rue avec tout le monde, je questionnais, je demandais, on ne me disait jamais non ni qu’on ne savait pas. Les gens veulent vous aider, passer du temps, gagner quelque chose aussi… À Dar Es Salam, dans la rue, dans les commerces, on m’a assuré que l’homme que je cherchais habitait à une centaine de kilomètres au sud-ouest. Nous avons pris toutes les pistes allant vers le sud pendant deux ou trois jours. À la croisée de deux pistes, j’ai vu John Fundi qui sculptait sous un arbre. Je suis sorti du 4x4 et l’ai pris dans mes bras comme si je le connaissais bien ! Une épopée de cinq semaines pour le retrouver ! Et John est venu à Paris pour l’inauguration de l’exposition.
Vous avez également découvert la Sud-Africaine Esther Mahlangu.
En 1988, c’était l’apartheid. Pour accéder aux villages Ndébélés, vous deviez être accompagné par une voiture de police. Les maisons, magnifiquement peintes, étaient au milieu de nulle part. J’avais le livre de la photographe Margaret Courtney-Clarke, qui a inventorié quasiment toutes les maisons peintes par les femmes dans cette région, et j’ai refait son itinéraire. Mais évidemment, en arrivant à bord de ces voitures de police, personne ne m’accueillait. J’ai donc expliqué que j’avais terminé ma mission, puis j’y suis retourné seul, sans mes « anges gardiens ». Par hasard, je suis tombé sur la maison la plus dingue que j’avais jamais vue, celle d’Esther Mahlangu qui ne figurait pas dans le livre. J’ai pris ses mesures exactes afin de la reconstruire à l’identique dans la Grande Halle de La Villette. Nous avons fait venir l’artiste à Paris, et, pendant plus d’un mois, elle l’a peinte avec des plumes qu’elle avait apportées, des pigments blancs et noirs mêlés traditionnellement à une sorte de terre et des couleurs acryliques qu’elle avait choisies à Paris. C’est une vraie princesse, mariée à un chef coutumier, avec une classe, une élégance incroyable. Elle avait déjà créé une école de peinture à Botshabelo, près de Middelbourg, en Afrique du Sud. C’est une tradition transmise de mère en fille. Quand on parle d’artistes autodidactes, c’est une erreur. Suivre des cours avec un maître de la peinture Ndébélé, c’est autant d’années d’études et de pratique du dessin, de la géométrie, de la couleur, que faire les Beaux-Arts. C’est en participant à l’exposition « Magiciens de la terre » qu’Esther Mahlangu a découvert, m’a-t-elle dit, que l’on pouvait faire de la peinture sur toile et qu’elle pourrait ainsi faire connaître sa culture et l’art Ndébélés. Elle est depuis exposée dans le monde entier.
De 1989 à 2009, vous avez constitué la collection de Jean Pigozzi, le plus important ensemble d’art africain contemporain. Comment votre rencontre s’est-elle faite?
J’avais voyagé durant presque trois ans aux Amériques, dans le Pacifique, en Afrique, où j’ai rencontré des artistes extraordinaires. Le dernier jour de l’exposition, une dame m’a appelé et m’a dit : « Quelqu’un veut vous voir, soyez demain matin à telle heure, à tel endroit. » Je suis arrivé le lendemain au Café Beaubourg, pour ne pas le citer. À l’heure et au lieu du rendez-vous est arrivé un grand monsieur qui m’a lancé : « Eh bien bravo ! Je suis collectionneur, j’habite surtout à New York. J’ai des Warhol, des Twombly, des Basquiat, des Clemente... Il suffit d’être un bon dentiste de Cincinnati, d’avoir de l’argent. Nous avons tous la même chose, ça m’ennuie de faire pareil. Je viens de voir l’exposition, je ne connais pas les artistes, et ça me trouble. Quel est votre rêve ? Que faites-vous demain ? » Je lui ai rétorqué : « Il y a cinquante-quatre pays en Afrique et des artistes partout, il faut poursuivre les recherches. » Jean Pigozzi m’a immédiatement demandé de constituer une collection unique, pour lui seul. J’ai répondu : « Je signe ! » C’est ainsi que tout a commencé en octobre 1989. Deux ans plus tard, nous faisions une exposition de sa collection dans les musées de Las Palmas [Grande Canarie, Espagne], puis Gröningen [Allemagne] et enfin Mexico… Tous ses copains lui demandaient : « Johnny, à quoi perds-tu ton temps et ton argent ? » En 1992, nous avons exposé sa collection à la galerie Saatchi, à Londres. Entre 1989 et 2009, je me suis rendu 2 300 fois en Afrique. J’achetais directement aux artistes. Ce n’est pas un mythe, Jean n’a jamais mis les pieds en Afrique. En revanche, quand je rentrais, il voyait tout, aimant certaines choses plus que d’autres. J’ai alterné voyages de découvertes et d’approfondissements pour constituer la collection et monter des expositions, dont une dizaine avec Hervé Chandès, directeur de la Fondation Cartier, à Paris – les premiers solo shows de Bodys Isek Kingelez, Malick Sidibé, Seydou Keïta et Chéri Samba. L’exposition « Beauté Congo » est celle qui a eu le plus de retentissement. J’y montrais qu’un seul pays avait écrit cent ans d’art en toute liberté. C’était énorme ! Il y a de bons artistes partout. On parle beaucoup du Ghana, du Nigeria… Mais il y a au Congo une richesse, une créativité, à mes yeux, exceptionnelles.
Puis en 2009, vous créez votre galerie, à Paris, spécialisée dans l’art moderne et contemporain africain.
Je suis devenu galeriste sans avoir vraiment l’esprit marchand. J’accompagnais Jean Pigozzi à Art Basel, en Suisse, où nous faisions le constat que l’art africain y était encore bien absent. Peu de passionnés autres que lui, agnès b – que je considère un peu comme ma grande sœur – et la baronne Lambert s’y intéressaient à l’époque. J’ai annoncé à Jean : « Vous avez 12 000 œuvres, nous avons organisé ou participé à près de deux cents expositions dans le monde, je m’arrête là, je veux ouvrir une galerie. Vous verrez qu’un jour, il y aura un marché international pour les artistes africains. » Poursuivre avec Pigozzi, que je vois toujours, ne me suffisait plus. Je n’avais pas le droit d’abandonner tous ces artistes auxquels il achetait presque tout. En 2009, il n’y avait pas de marché. Philippe Boutté (qui m’est fidèle et me supporte depuis plus de vingt-cinq ans) et moi avons commencé avec un stand à Art Paris, à l’invitation de Lorenzo Rudolf [alors directeur de la Foire]. Touria El Glaoui a créé la Foire 1-54 par la suite. Nous l’avons tout de suite suivie, tout comme Victoria Mann, fondatrice de la Foire AKAA [Also Known As Africa]. Aujourd’hui, l’art africain est partout.
Vous faites figure de pionnier. Que vous inspire cette reconnaissance des artistes africains ?
Je trouve que les choses vont parfois un peu vite. Pour certains, c’est logique, compte tenu de la pertinence de leurs œuvres. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a aussi un phénomène de mode. Il ne suffit pas d’être un artiste africain pour que le travail soit formidable. La nationalité ou la couleur de la peau ne confèrent à personne quelque forme de supériorité. Je partage ces mots de Lilian Thuram : « Échapper au piège de ces identités qui nous emprisonnent. » Faudrait-il être allemand pour avoir la légitimité de parler de [Emmanuel] Kant ou de [Georg Wilhelm Friedrich] Hegel ? Chinois pour parler des arts chinois ? Pour être pertinent dans ses choix ? Ce n’est pas le lieu de naissance qui donne les compétences ou la connaissance à qui que ce soit, sur quoi que ce soit.
Lorsque j’ai rencontré El Anatsui, il travaillait surtout des « bois brûlés ». J’en ai vu beaucoup à la fameuse Bogobiri House, à Lagos [Nigeria]. Je n’y étais pas sensible, aussi nous ne l’avons pas exposé à « Magiciens de la terre ». Ce n’est qu’après que sont venues ses fascinantes tentures murales. À une époque encore récente, en Afrique, même sans marché, j’ai rencontré des artistes qui travaillaient à l’œuvre de leur vie dans un quasi-anonymat (Fréderic Bruly Bouabré, Bodys Isek Kingelez, Abu Bakarr Mansaray...). C’est bien qu’ils avaient cette nécessité profonde, intime, absolue, qui les poussait à inventer, à créer du sens, de la connaissance, à transmettre. Ce sont ces artistes qui m’intéressaient, qu’ils soient d’Afrique, d’Asie, d’Europe ou du Pacifique... Quand nous avons montré les peintures aborigènes à côté des toiles de Claes Oldenburg, ce dernier a trouvé cela incroyable alors que beaucoup ne comprenaient pas. L’accueil de l’exposition « Magiciens de la terre » a été mitigé, on a tendance à l’oublier. Il y avait la vérité, au centre du monde, nous étions bien trop arrogants pour regarder l’autre. Les regards ont heureusement évolué, ce n’est pas propre à l’Afrique. Il n’est qu’à voir les artistes de l’Arte povera, la réévaluation des artistes femmes, des créateurs, dits « des minorités »… En retournant en Afrique, les artistes afro-américains renouent aujourd’hui avec leur histoire et leurs racines. Lorsque Jean-Michel Basquiat est parti en Côte d’Ivoire, il s’est rapproché de la source du vaudou haïtien.
Quel artiste vous a le plus particulièrement marqué ?
Frédéric Bruly Bouabré. Le 11 avril 1988, je suis arrivé chez lui, à Marcory, dans les faubourgs d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il a étalé sur le sol ses dessins qu’il sortait d’un grand sac en plastique. Je n’y ai rien compris, mais j’ai été fasciné. J’ai pris des photos à toute vitesse, car je devais reprendre l’avion. À Paris, je les ai montrées à Jean-Hubert Martin, puis au comité, et nous avons décidé de le présenter à l’exposition « Magiciens de la terre ». Trente-quatre ans plus tard, un solo show intitulé « Frédéric Bruly Bouabré : World Unbound » ouvrira au MoMA, à New York (du 13 mars au 13 août 2022). Jean Pigozzi a fait un important don de cinquante-deux pièces exceptionnelles au musée, dont des sculptures de Bodys Isek Kingelez, qui ont permis d’y organiser son exposition personnelle « Bodys Isek Kingelez : City Dreams » en 2018. Cette donation comporte aussi les 450 dessins de l’alphabet bété que Frédéric Bruly Bouabré a inventé en 1957 pour écrire sa langue, toutes les langues du monde, afin de le pacifier. Théodore Monod a fait une étude de cette invention qu’il a publiée dans les Bulletins de l’IFAN [Institut fondamental d’Afrique noire], à Dakar [Sénégal], en 1958. Pour l’avoir « découvert » et avoir travaillé avec lui jusqu’à sa mort, je connais pratiquement tous ses dessins. Le MoMA a confié le commissariat de l’exposition au brillant historien d’art Ugochukwu-Smooth Nzewi, Nigérian d’origine vivant aux États-Unis. N’ayant pu voyager ces deux dernières années, j’ai donné beaucoup de mon temps en travaillant sur nos archives et celles de la famille de l’artiste afin que l’histoire et les faits ne soient pas réécrits ou erronés. Cette exposition a une grande importance. Il m’avait fallu deux ans pour concevoir l’exposition « World Envisioned. Alighiero Boetti & Frédéric Bruly Bouabré » à la Dia Art Foundation, à New York, en 1995. Bouabré a réalisé 5 ou 6 000 dessins. Je sais pour beaucoup qui les possède. Depuis sa disparition, pas un jour sans qu’apparaissent, ici et là, dans des galeries, dans des salles de ventes, partout dans le monde, des séries de dessins faits à sa façon, mais qui n’ont pas le sens auquel Bruly a pu nous initier. C’est devenu une factory !
Quel regard portez-vous sur les restitutions d’objets à l’Afrique ?
Cet art classique n’est pas de mon domaine de compétences, mais mon éthique voudrait qu’il soit un devoir de rendre ce qui a été volé ou sciemment pillé dans le but d’éradiquer des modes de pensées ou de croyances qui ne convenaient pas au cartésianisme occidental. Mon éthique voudrait que soit restitué ce qui constitue les réceptacles de l’histoire de l’humanité, les connaissances, les savoirs, la culture. Mon ami Yaya Savané, qui fut anthropologue, directeur du musée d’Abidjan et des musées de Côte d’Ivoire, n’a jamais cessé de réclamer la restitution du seul « tambour parleur » qui permettait de communiquer, d’informer, de s’organiser, de se prémunir, de maintenir la cohésion et la paix de tout un peuple. Yaya fut enterré le même jour que Bruly. Ils reposent à quelques kilomètres l’un de l’autre. Le « tambour parleur » sera bientôt restitué, et Bouabré rentre dans l’histoire. Ils partagent l’éternité.
L’Afrique vous a-t-elle changé ?
Je crois que l’Afrique m’a rendu plus humble et plus curieux. L’Occident est très arrogant. Mais peut-on parler de supériorité, dès lors qu’ailleurs, on ne pense pas comme nous ? Nous avons pris le pouvoir, nous avons colonisé par la force et les armes. Des années de voyage en Afrique m’ont permis de me remettre en question et de préciser mes positions esthétiques. J’ai aimé des artistes qui ne me passionnent plus du tout… C’est en commençant à regarder l’autre avec beaucoup d’intensité que l’on s’oublie. L’écrivain Nicolas Bouvier le dit très bien : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Je ne saurais mieux dire. L’Afrique m’a beaucoup appris, je la remercie de m’avoir déconstruit, construit, reconstruit. Je dois beaucoup à l’Afrique et, bien sûr, aux artistes.
Galerie MAGNIN-A, 118, boulevard Richard-Lenoir, 75011 Paris.