Où un artiste puise-t-il son inspiration ? Quelles sources irriguent son art ? La question vaut pour chaque créateur, quels que soient son moyen d’expression, l’époque et le lieu dans lequel il vit et travaille. Si singulière soit-elle, une œuvre n’apparaît jamais ex nihilo. Elle naît d’influences, émerge et se construit dans un contexte, reflet de modes de représentation hérités du passé ou contemporains, n’échappant que très rarement au fameux Zeitgeist – l’esprit du temps. Toute création s’inscrit dans une histoire. Or, c’est peu dire que la modernité a abondamment emprunté au primitivisme pour se réinventer, en actualisant les formes. « Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme », résumait Lavoisier.
Cent vingt œuvres complétées d'archives
Paul Klee (1879-1940) ne fait pas exception. L’artiste a très tôt porté son regard ailleurs. À la marge, sur ce qui semble alors, aux yeux de beaucoup, peu digne d’intérêt. Au point que cette curiosité deviendra constitutive d’une œuvre pionnière, qui a largement contribué à faire bouger les lignes. C’est à cette démonstration que se sont attelés le Zentrum Paul Klee (ZPK), à Berne, et le LaM – Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, avec l’exposition « Paul Klee, entre-mondes », initialement présentée en Suisse (7 mai- 29 août 2021) dans l’ondulant écrin dessiné par Renzo Piano, avant cet accrochage adapté à la configuration des espaces de Villeneuved’Ascq. Paul Klee, dont trois œuvres provenant de la donation de Roger Dutilleul et Jean Masurel figurent dans le fonds permanent du musée, n’avait jamais fait l’objet jusqu’ici d’une exposition monographique au LaM. Le parcours en quatre chapitres – « Art asilaire », « Arts du monde », « Préhistoire », « Enfances » – rassemble cent vingt œuvres issues, pour une grande part, de la collection du ZPK. Les commissaires, Fabienne Eggelhöfer, conservatrice en chef du ZPK, Sébastien Delot, directeur conservateur du LaM, et Jeanne-Bathilde Lacourt, conservatrice en charge de l’art moderne au LaM, ont orchestré un dialogue entre ce corpus et un ensemble d’archives présenté au sein d’îlots centraux, qui contextualisent et enrichissent le propos.
Un retour aux « origines de l'art »
« Peintre mental » pour Antonin Artaud, classé parmi les « artistes dégénérés » par les nazis, Paul Klee s’est placé tout au long de sa carrière entre peinture et musique – le violon est la vocation première de cet artiste né dans une famille de musiciens –, figuration et abstraction, modernisme et intérêt pour les formes passées, culture occidentale et culture orientale… Sa rencontre, à Munich, avec Vassily Kandinsky et les membres du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) éveille son intérêt pour les dessins d’enfants et l’art populaire. Lorsqu’il rejoint l’école d’arts appliqués du Bauhaus à Weimar, fondée par l’architecte Walter Gropius, il enseigne en « maître » dans ce qui constitue alors le nec plus ultra de l’avant-garde pluridisciplinaire, encline à abolir la hiérarchie entre art et artisanat. Le textile, la poterie, l’atelier de menuiserie et de meubles, ou encore le design y sont considérés à l’égal de la peinture, la sculpture, plus tard l’architecture. Cette ouverture d’esprit, mise en exergue dans l’exposition, transparaît dans ses œuvres et ses écrits.
L’intérêt de Paul Klee pour « la source originelle » voit le jour au tournant du siècle. Dès 1902, après un séjour en Italie, l’artiste note dans son journal : « J’aimerais être comme nouvellement né, ne rien connaître de l’Europe, absolument rien : ignorer les écrivains et les modes, être quasiment primitif. » L’Antiquité, la Renaissance ? Dépassées. Il faut remonter plus loin, chercher ailleurs. Dans un compte rendu de la première exposition du Cavalier bleu en 1912, il défend « des commencements primitifs dans l’art tels qu’on en trouverait plutôt dans les collections ethnographiques ou simplement chez soi, dans la chambre d’enfant ». Ce que l’on appelle encore à l’époque « l’art des fous » ? Il prend les fulgurances des « aliénés » « profondément au sérieux, plus sérieusement que toutes les pinacothèques, dès lors qu’il s’agit aujourd’hui de réformer la peinture ». Klee fait feu de tout bois, fuyant plus que tout l’académisme. L’art doit être un moyen de « recueillir ce qui monte des profondeurs et le transmettre plus loin ». Humaniste, animé par une vision spirituelle et universelle, le peintre cherche dans l’altérité, la diversité, « la plus précieuse des confirmations. Car nous voyons tous la même chose, fût-ce de différents côtés. »
Le rapprochement de sa production avec ces formes de création particulières n’est en soi pas nouveau. Dès 1937, l’exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism » au Museum of Modern Art, à New York, associait des œuvres de Klee avec des objets asilaires et extraoccidentaux, l’ensemble étant vu comme relevant d’une « matrice commune », d’une même nécessité créatrice. Dans la section « Arts du monde » de l’exposition du LaM, l’accent est mis sur l’accès à ces artefacts, rendu possible par la fondation de musées ethnographiques, y compris en Suisse, liée à l’expansion des empires coloniaux européens dans la seconde moitié du XIXe siècle. Par ailleurs, les artistes voyagent. En avril 1914, Paul Klee séjourne en Tunisie, où il est frappé par la lumière éblouissante et la géométrie de l’architecture. Il en tire des esquisses de « motifs africains » abstraits. En 1917, pour Noël, Lily Klee offre à son mari le livre La Sculpture nègre de Carl Einstein, qu’il rencontrera lors d’une visite au Bauhaus en avril 1921. Dans sa bibliothèque figure également une Histoire de la civilisation africaine de l’archéologue Leo Frobenius, l’un des premiers à considérer les peuples africains comme « civilisés jusqu’à la moelle des os ».
Un théoricien de la forme picturale
La naissance des formes, telle est la grande affaire de Paul Klee. Dans Alpha bet I (1938) – des lettres de l’alphabet et autres signes calligraphiques tracés à l’encre noire sur la page d’un journal bâlois –, le peintre oscille entre influence cubiste, stimulé en cela par la visite récente de Pablo Picasso, et référence à quelque sibylline écriture ancestrale. L’époque confirme ses intuitions d’artiste. Dans une lettre à sa femme en 1911, il écrivait déjà : « [l’historien d’art] Wilhelm Worringer est favorable à l’éloignement de la nature et de l’art, considère l’art comme un monde à part entière, ne pense pas que les primitifs étaient trop peu qualifiés, etc. Tout cela a longtemps été un accomplissement pour moi, mais en tant que déclaration scientifique, c’est très gratifiant. »
Quant à son intérêt pour les formes préhistoriques et enfantines, illustré dans deux autres chapitres dédiés de l’exposition, l’artiste n’en fait pas mystère dans cet extrait d’un cours dispensé au Bauhaus en 1921 : « Tenons-nous-en provisoirement au moyen le plus primitif, à la ligne. Dans la préhistoire des peuples où l’écrit et le dessin coïncident encore, c’est elle l’élément donné. Nos enfants aussi commencent la plupart du temps avec elle, quand un jour ils découvrent le phénomène du point mobile, et on n’arrive presque plus à s’imaginer avec quel enthousiasme. Au début, le crayon n’en fait qu’à sa tête, il va où ça lui plaît. » Un propos incarné à merveille par le dessin Die Schlangengöttin und ihr Feind [La Déesse-serpent et son ennemi], réalisé en 1940. Parti à la croisée des mondes, Paul Klee a créé un monde en soi, tout à la fois multiple et unique. Dans le catalogue de l’exposition « 39 aquarelles de Paul Klee » à la galerie Vavin-Raspail, à Paris, en 1925, Louis Aragon écrit : « Il est impossible de parler du grand peintre de Weimar sans alléguer la légèreté, la grâce, l’esprit, le charme et la finesse qui lui sont essentiellement propres. » On ne saurait mieux dire.
« Paul Klee, entre-mondes », LaM – Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut.