Centrés sur le Louis XVI, avec une touche moderne d’Alberto Giacometti à Joan Miró, les intérieurs du grand couturier mis en vente à Paris témoignent d’un style opulent mais mesuré.
Les collections de couturiers se suivent et ne se ressemblent pas. Après celle de Karl Lagerfeld vendue chez Sotheby’s en décembre 2021, en partie tournée vers le design, celle de Hubert de Givenchy, dispersée ce mois-ci chez Christie’s à Paris, témoigne d’une passion effrénée pour les arts décoratifs français et d’un classicisme assumé, qui déborde le XVIIIe siècle pour mordre un peu dans l’Empire. « Il avait un goût finalement assez masculin, avec peu de couleurs mais fortes, comme le vert, et il a su créer un univers à la fois élégant et chaleureux. Si le XVIIIe siècle n’est plus forcément une tendance du moment, ses intérieurs démontrent qu’il peut être intemporel. Les Américains admirent beaucoup cette pondération et cet équilibre français », explique Cécile Verdier, présidente de Christie’s France. Givenchy entretenait des liens de longue date avec cette maison de ventes. Il avait notamment réalisé la scénographie de plusieurs expositions-ventes, et été président du conseil de surveillance de Christie’s France en 1997, lui apportant sa particule et son aura de grand couturier au moment où Laure de Beauvau-Craon mettait son pedigree au service du bureau parisien de Sotheby’s…
De la rue de Grenelle à la Vallée de la Loire
Il ne faudra pas moins de quatre ventes, auxquelles s’ajoutent deux vacations en ligne, pour disperser quelque 1229 lots, d’une estimation totale de 50 à 70 millions d’euros. Tout l’espace de Christie’s est occupé par l’exposition. Les deux premières ventes, les 14 et 15 juin, se déroulent au Théâtre Marigny, tout proche. Ces deux dates, ainsi que celle du 16 juin, sont consacrées à l’hôtel d’Orrouer, rue de Grenelle à Paris – dont la très grande hauteur sous plafond convenait à la stature du personnage (qui mesurait plus de 2 mètres !) –, avant d’ouvrir les portes du château du Jonchet, dans la vallée de la Loire.
Les pièces des Lalanne ou de Diego Giacometti que Givenchy achetait sur un coup de cœur ou pour meubler de façon moderne sa demeure du Jonchet, ont souvent aujourd’hui une cote élevée.
Si la peinture n’était pas la priorité de Givenchy, ses demeures étaient toutefois parsemées d’œuvres d’art moderne, souvent en lien avec l’Antiquité. Dans le premier salon trônait un tableau abstrait de Kurt Schwitters (est. 300000 - 400000 euros), un Faune de Pablo Picasso (est. 1,5-2,5 millions d’euros) et, surtout, une Femme qui marche I antiquisante d’Alberto Giacometti. Créée en 1932, celle-ci a été fondue en 1955, en quatre exemplaires seulement. L’estimation, on request, tourne autour de 30 millions d’euros. La vente comprend aussi plusieurs œuvres de Joan Miró, dont Le Passage de l’oiseau migrateur, un quasi-monochrome bleu estimé entre 2,5 et 3,5 millions d’euros. Givenchy en avait fait cadeau à son compagnon, Philippe Venet, également couturier. Dans la petite maison moderne qu’il s’était fait aménager pour ses vieux jours dans les anciennes écuries du château, il avait fait installer deux toiles de Claudio Bravo des années 1990 au drapé imposant (est. 500000-700 000 euros chacune). « Des œuvres modernes achetées très tôt », observe Victoire Gineste, commissaire-priseur en charge de la vente. Fou de textiles – son grand père administrait la manufacture de Beauvais – et de sièges qu’il adorait faire tapisser (la vente en propose quatre cent quarante !), Givenchy possédait entre autres un canapé et trois fauteuils Louis XVI de Georges Jacob, jadis livrés au duc de Choiseul (est. 350 000- 500 000 euros). Le Louis XVI domine, avec une paire de girandoles attribuée à Pierre-Philippe Thomire qui devrait enflammer les enchères (est. de 700000 à 1 million d’euros), un bureau à mécanisme de David Roentgen de la même époque attendu entre 500 000 et 800000 euros, ou encore un bureau plat en ébène estimé entre 800000 et 1,2 million d’euros. Tandis qu’une table de milieu signée Martin Guillaume Biennais, cette fois Empire, attend preneur autour de 400000-600000 euros. « Nous avons été influencés par son goût et par son œil. Lui-même a été influencé notamment par Liliane de Rothschild à l’hôtel de Masseran. Il a porté très haut un style opulent sans jamais tomber dans l’excès, toujours avec une certaine retenue », confie l’antiquaire Nicolas Kugel. En hommage au goût du couturier, familier de leur galerie, les Kugel organisent avant la vente de Christie’s une exposition autour de l’armoire au char d’Apollon. Ce chef d’œuvre d’André-Charles Boulle, dont s’était séparé Givenchy, a été le clou de leur stand à la Biennale des antiquaires, à Paris, en 1994. Un an auparavant, Christie’s avait dispersé, à Monaco, une partie de la résidence parisienne du couturier. Son labrador, malade, ne pouvant plus grimper à l’étage, Givenchy avait fait le vide avant de se replier au rez-de chaussée. Ironie du sort : plus tard, il avait envoyé en Concorde son fidèle animal se faire opérer aux États-Unis. Guéri, celui-ci pouvait de nouveau monter l’escalier, et il avait fallu tout remeubler ! Lors de la vente de 1993, « les estimations, pourtant très hautes, ont été multipliées par cinq. Givenchy s’était beaucoup impliqué pour hisser le niveau du catalogue. Ici, les estimations sont plutôt basses », juge Nicolas Kugel.
Clientèle américaine
Les temps ont changé. Le mobilier XVIIIe n’est plus au firmament. À l’inverse, les pièces des Lalanne ou de Diego Giacometti, que Givenchy achetait sur un coup de cœur ou pour meubler de façon moderne et épurée sa demeure du Jonchet, ont souvent aujourd’hui une cote plus élevée ! En 2017, sous le marteau du commissaire-priseur François de Ricqlès, proche du couturier, vingt et un meubles et objets de Giacometti commandés pour le Jonchet avaient totalisé 32,7 millions d’euros, un record. Une console et une table figurent dans la première vacation organisée ce mois-ci par Christie’s, estimées chacune entre 400 000 et 600 000 euros. Quel accueil recevront le mobilier et les objets classiques de la vente ? « Le très beau XVIIIe et XIXe remporte des prix élevés; ce qui marche moins, ce sont les pièces moyennes », commente Cécile Verdier. Christie’s mise notamment sur les acheteurs américains. Givenchy, qui a toutefois vendu sa griffe plus tôt que ne l’avait fait Yves Saint Laurent, a habillé jadis plusieurs personnalités iconiques comme Audrey Hepburn ou Jackie Kennedy. Il s’était aussi lié d’amitié avec Bunny Mellon, seconde épouse du philanthrope Paul Mellon. Au sein de la maison Givenchy, une couturière était dédiée à Mrs Mellon, qui ne jurait que par le couturier. Séjournant au Jonchet, elle lui avait commandé tout son linge de maison et habillait même son propre personnel en Givenchy ! Gageons que cette vente cousue main devrait séduire les Américains d’aujourd’hui…
« Hubert de Givenchy collectionneur », 8-23 juin 2022, Christie’s, 9, avenue Matignon, 75008 Paris.
« Hommage à Hubert de Givenchy collectionneur », 9-15 juin 2022, galerie Kugel, 25, quai Anatole France, 75007 Paris.