Quand vous êtes-vous installé à Paris, dans le quartier où se trouve votre atelier ?
J’y suis arrivé en juillet 1959. J’habitais un appartement rue de Turbigo, où je pouvais travailler et dont le plafond était très haut : je me disais qu’un peintre devait faire grand, avoir l’ambition de ses œuvres. C’était un quartier chinois et nord-africain un peu mort : cent mille Chinois étaient arrivés en France pendant la Première Guerre mondiale pour remplacer les travailleurs qui allaient combattre; et un certain nombre se sont installés aux abords de la rue au Maire, où se trouve mon atelier. Une année, l’ambassadeur de Chine est même venu me rendre visite au moment du Nouvel An chinois.
Pourquoi avoir commencé votre formation par l’architecture ?
L’École des beaux-arts, c’était une escroquerie, car on vous y apprenait des techniques bonnes en 1880, mais, pour l’époque, tout était faux. Comme on ne pouvait pas gagner sa vie avec la peinture, il fallait que j’aie un métier à côté. Pendant l’Occupation, j’ai travaillé chez un architecte qui construisait des phares. Être contrôleur des travaux me donnait beaucoup de liberté, me permettait de travailler pour moi le soir – j’ai fait cela jusqu’à l’âge de 60 ans.
Vous saviez donc dès le départ que vous vouliez devenir artiste ?
Oui, je l’ai décidé à l’âge de 17ans, en tombant sur un livre de 1926, date de ma naissance, dans lequel j’ai découvert Pablo Picasso, Georges Braque, Joan Miró – celui qui me déroutait le plus. J’y voyais une ouverture dont on ne m’avait jamais parlé. Pour moi, un artiste était quelqu’un qui créait une beauté nouvelle. Je suis allé à l’École des beaux-arts de Rennes pour rencontrer des gens de mon âge. Raymond Hains disait que les jeunes gens apprennent à travailler ensemble, au sein d’une génération. À ce moment-là, on pouvait passer en architecture après un simple examen de culture générale; pendant les vacances, j’ai lu un seul livre et, le jour de l’examen, c’est comme si on m’avait demandé d’en lire l’introduction ! Ensuite, je suis entré en architecture avec un autre livre, celui de Vignole, qui date du XVIe siècle et qui enseigne le sens des proportions – j’avais déjà pour cela de grandes facilités. Faire de l’architecture m’a permis de mieux me connaître. Tout ce que je savais, c’était que je ferai des choses que personne n’avait jamais faites avant.
À Montparnasse et à Saint-Germain-des-Prés, avez-vous rencontré ces artistes de la modernité qui vous fascinaient ?
J’ai surtout rencontré des artistes nés entre 1900 et 1913. Ils ne m’apprenaient pas leur métier, mais une sorte de culture générale – à Saint-Malo, d’où venaient mes parents, il n’y avait que la culture des corsaires. Celui que j’ai le plus fréquenté est Camille Bryen, j’ai même écrit des textes sur lui. C’est par lui que j’ai connu Wols, mais il était toujours tellement ivre qu’on ne comprenait rien de ce qu’il disait.
Le Lacéré Anonyme
À Rennes, l’une de vos grandes rencontres a été Raymond Hains.
Oui, il s’était inscrit à l’École des beaux-arts parce qu’il fallait bien sortir de Saint-Brieuc, mais il n’y est pour ainsi dire jamais allé. Son ambition était d’être reçu par les princes, comme Voltaire, et que les princes le fassent vivre. Mais Voltaire s’est brouillé avec les princes. Je lui disais que c’était fini, cette époque où les intellectuels étaient ainsi entretenus pour leurs beaux discours. Pourtant, il a à peu près réussi : il était soutenu par la Fondation Cartier, le Centre Pompidou… Il trouvait une bourse pour acheter des livres, un atelier qu’on lui prêtait… Il était vraiment hors de toute considération matérielle. Il n’a travaillé qu’une seule fois et ne s’est jamais fait payer : c’est moi qui suis allé chercher cet argent pour lui, un jour où nous étions à court de moyens !
Comment avez-vous mis au point, avec lui, le principe des lacérations ?
La première chose que j’ai trouvée, à Saint-Malo en 1947, est un fil de fer dont tout le monde a convenu que c’était une sculpture. Mais c’étaient surtout les couleurs qui m’intéressaient. La première affiche lacérée, Ach Alma Manetro, date de février 1949. Elle vient d’une grande palissade de 6 mètres de haut et 25 mètres de long, qui était entre Le Dôme et La Coupole, à Montparnasse. C’est un quartier où il est très cher de construire, car le sous-sol est creux. D’ailleurs, nous nous promenions de temps en temps dans les catacombes, entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse ; nous pouvions même nous y perdre, et nous ressortions par une plaque d’égout sur le trottoir. Pour en revenir à mes tableaux, en peinture, ce qui ne se démode pas, ce sont les caractères typographiques. Ces affiches sont la suite du cubisme de Braque et de Picasso. Dans Ach Alma Manetro, il y a une économie de couleurs, en noir et rouge, qui en fait un chef-d’œuvre.
Comment avez-vous commencé à exposer ?
Par l’intermédiaire de Camille Bryen, nous avons rencontré la galeriste Colette Allendy. Elle exposait Yves Klein et cherchait des artistes qui partagent la même atmosphère; alors nous avons pris sa succession. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de ne pas signer nos œuvres. Mais Raymond Hains n’était pas pour le « lacéré anonyme »… parce que ce n’était pas lui ! Contrairement à Denise René qui se concentrait sur l’abstraction froide ou à Charles Estienne qui défendait l’informel, Colette Allendy était ouverte à tout. Elle était née en 1895. Par son mari, le psychanalyste René Allendy, qui venait d’une famille de Bretagne ayant voyagé dans les colonies, elle connaissait tout le milieu intellectuel parisien; sa mère était une bonne peintre post impressionniste. Dans la cuisine, au sous-sol, nous invitions des amis qui faisaient à manger ! La galerie restait ouverte le dimanche. C’est ainsi que nous avons rencontré d’autres artistes de notre génération, en particulier François Dufrêne, qui a par la suite travaillé le dos des affiches. Son père était un peintre qui avait un atelier rue Vercingétorix; il a proposé d’y faire une exposition. Évidemment, Hains était contre, mais l’exposition a eu lieu quand même !
le « lacéré anonyme » œuvre avec les hasards : le volume, la forme d’un visage que l’on reconnaît à peine mais juste assez.
L’anonymat c’était donc déjà important à cette époque-là ?
L’anonymat est venu quand j’ai commencé à vendre. Je me rendais compte que je pouvais, le matin, trouver une affiche illisible et tourmentée et, l’après-midi, une affiche composée qui rappelait le cubisme… Cela aurait pu me causer des troubles d’identité ! Alors j’ai inventé l’existence du « lacéré anonyme », qui m’a libéré de tout : je pouvais faire des choses contraires les unes aux autres. Le mot « lacérateur » avait un côté un peu agressif, alors que « lacéré » était plus poétique. C’est à la suite de ça que nous avons été invités à la première Biennale de Paris, en 1959. Notre chance est d’en avoir été mis à la porte par les artistes eux-mêmes, qui trouvaient que nous n’étions pas des peintres. Le critique d’art Raymond Cogniat, qui connaissait bien la question de la censure, nous a défendus. On nous a donné l’auditorium, où nous étions séparés des autres artistes. Lorsqu’il est venu visiter la Biennale, André Malraux
s’est exprimé près d’une de mes toiles et nous a montré son intérêt. Le Figaro nous a attaqués, c’était exactement ce qu’il nous fallait!
Comment travaillez-vous?
Je ne suis pas comme un peintre qui reste longtemps à travailler sur une œuvre. Mon travail consiste à cadrer, puis à acheter un châssis. Le « lacéré anonyme » œuvre avec les hasards : le volume, la forme d’un visage que l’on reconnaît à peine mais juste assez. En une journée, c’est fini. Je n’avais pas besoin de faire de longues promenades : en tant que contrôleur des travaux, j’allais souvent sur des chantiers, cela suffisait. Les dimensions de mes œuvres n’avaient souvent rien à voir avec les formats standards des peintres, il fallait que j’ajoute un morceau de bois pour faire 82 centimètres au lieu de 80 centimètres. Quand mes amis peintres me demandaient si je travaillais, je considérais que ce n’était pas grand-chose. Certains d’entre eux faisaient un tableau par mois sans arriver à en vivre; je leur suggérais de faire un dessin ou deux au crayon, comme une esquisse d’un tableau, à vendre à des collectionneurs; mais, pour eux, c’était incompréhensible.
Il y a souvent dans vos peintures des traces du monde contemporain. Êtes-vous un peintre d’histoire ?
Jusqu’au XIXe siècle, il y a eu des peintres d’histoire formidables. Puis l’arrivée de la photographie, avec la vitesse qu’elle procure, a mis fin à cela. Dans les livres sur la peinture abstraite, on ne parlait jamais de ce qui se passe. Dans mes affiches, je voulais montrer mon époque.
Le 27 octobre 1960, vous avez signé le manifeste du Nouveau Réalisme. Quel rôle ce mouvement, qui n’en est pas vraiment un, a-t-il joué pour vous ?
Le manifeste, c’est une phrase. Pierre Restany avait 29 ans, il était très dynamique et avait la volonté de réussir sa vie et de se mettre en avant. Sans lui, nous nous serions fréquentés dans les cafés mais nous n’aurions pas constitué de groupe. À l’époque, j’ai été malade et absent de Paris, et je ne me suis pas aperçu de sa prise d’autorité. À la fin de sa vie, je me suis très bien entendu avec Restany, qui avait pourtant essayé de me tuer : il ne faut pas être deux, et il voulait mettre Hains en avant. Rapidement, je me suis aperçu que, pour Hains, c’était lui-même qui était important. Moi, je n’existais pas, c’était mon œuvre qui importait et qui le dépasserait. D’autres peintres avant nous avaient été en concurrence, mais il y avait entre nous une mentalité nouvelle, qui n’existait pas au temps des impressionnistes.
Guy Debord a-t-il été une figure importante pour vous ?
Je l’ai fréquenté parce qu’on voyait tout de suite qu’il dirigeait sans faire acte d’autorité. Cependant, nous ne parlions pas d’art, nous buvions des verres ensemble ! C’était normal, je n’avais rien à faire avec lui du point de vue des idées, car les situationnistes voulaient la révolution totale. Or, moi, je faisais la révolution dans un seul domaine.
En 1969, vous avez créé l’alphabet sociopolitique. Comment cela s’est-il mis en place ?
C’est dans le métro, à la station République, que j’ai vu le nom de Nixon écrit d’une façon particulière, avec trois flèches, la croix de Lorraine, la croix gammée… J’ai tout de suite pensé que c’était pour moi, car cela venait du mur et que c’était anonyme. Personne n’est venu me réclamer cette expression graphique. J’ai alors créé un alphabet, toujours en évolution depuis. Les caractères ont des origines diverses : par exemple, les trois flèches ajoutées à la croix gammée viennent de Serge Tchakhotine, un Russe né en 1883, venu en Allemagne pendant la révolution de 1917.
La dimension ésotérique de ces caractères est-elle importante pour vous ?
Oui, parce que les écritures que l’on ne connaît pas, ça fait rêver les gens. Au collège de jésuites où j’ai été élevé, je faisais croire à mon voisin que je savais le chinois ! En art, on ne peut pas comprendre pourquoi une chose est belle : il y a le nombre d’or et il y a le nombre d’or inconscient, qui est un peu partout ! Un jour, j’ai trouvé le livre-pochoir de Fernand Léger et Blaise Cendrars, La Fin du monde filmée par l’ange N.-D. [1919]. Dans cet ouvrage, la typographie est une œuvre d’art.
C'était de la folie
En janvier 1990, Michel Rocard, qui était alors Premier ministre, fait interdire toute forme de publicité politique, ce qui a très directement influé sur votre travail.
Oui, de même que le fait que les affiches électorales aient été interdites trois semaines avant les élections présidentielles. À l’époque, ce qui m’intéressait le plus, c’était justement les affiches électorales. À l’intérieur de Paris, une nouvelle mesure d’interdiction de stationner avait fait faire faillite à beaucoup de magasins du boulevard de Sébastopol, dont les clients étaient en voiture. Devant les magasins fermés, les trottoirs étaient couverts de colle. Pour une exposition au Magasin, à Grenoble [en 1988], j’avais décidé de ne montrer que des choses de l’année : les affiches électorales étaient extraordinaires. On disait que pour conquérir la Ville de Paris, Jacques Chirac avait dépensé 100 000 francs par jour.
L’exposition actuelle à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois est en quelque sorte le résultat de cette mesure, et le reflet d’une autre innovation: le Minitel… en particulier le Minitel rose !
Avec la loi Rocard, il a fallu que je sorte de Paris. On m’avait dit qu’il y avait encore beaucoup d’affiches dans la proche banlieue, mais d’un autre genre… en quelque sorte des affiches pour les camionneurs ! Évidemment, sur les affiches politiques, il n’y avait pas autant de visages ni de corps. Ces affiches pour le Minitel rose, c’était de la folie, il y en avait partout, comme une mode très curieuse. On se demandait même qui finançait ça.
Vous parlez beaucoup des liens que vous avez eus avec les générations qui vous ont précédées. Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste aujourd’hui ?
Il faut toujours regarder ce qui se fait de nouveau, mais il n’y a pas de conseils à donner !