C’est l’une des expositions majeures de la Saison France-Portugal dans le cadre de son programme consacré aux arts plastiques. D’abord présentée à la Fundaçao Calouste Gulbenkian, à Lisbonne, elle a ouvert ses portes au Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCCOD) après de nombreuses péripéties – la pandémie de coronavirus et l’incendie de Bozar, à Bruxelles, où elle devait se tenir initialement. Elle se déroule selon un parcours qui n’est ni chronologique, ni géographique, ni complètement thématique, mais musicalement composé, avec des glissements de formes et de sujets, des regards qui se prolongent d’une salle à la suivante, une fenêtre que l’on retrouve dans la perspective d’un tableau puis dans un autre. Quelques refrains ponctuent toute la visite, comme les têtes sculptées de Susanne Themlitz, aux allures de bouffons, de Janus ou de petits monstres malicieux, posées sur le sol ici et là, ou bien volant au-dessus de l’assemblée.
« Encore une exposition d’artistes femmes ! » penseront certains. Mais il s’agit surtout de découvrir un grand nombre de créatrices et d’œuvres méconnues de peintres célèbres. Comme l’expliquent les deux commissaires, Helena de Freitas et Bruno Marchand, il fallait « éviter de faire de cette manifestation un portrait de ce qui est féminin, de ce qui est portugais et de ce qu’il y a de féminin dans l’art portugais ». Et ils y parviennent fort bien, sur un ton engagé et jamais monolithique. Leur dialogue même mêle les générations et les points de vue. Avant de rejoindre l’équipe du Centro de Arte Moderna Gulbenkian (CAM), à Lisbonne, en tant que conseillère et commissaire d’exposition, Helena de Freitas a dirigé la Fondation Calouste Gulbenkian, à Paris. Bruno Marchand vient quant à lui de prendre les rênes de Culturgest, l’un des centres culturels les plus dynamiques de la capitale portugaise.
PORTRAITS EN TENSION
Un étonnant autoportrait de jeunesse de Maria Elena Vieira da Silva ouvre l’exposition, Moi, réfléchissant sur la peinture. Elle est assise, de profil, dans un camaïeu de bruns, à la fois fragile et hiératique. C’est peut-être ainsi que commence cet énigmatique « Tout ce que je veux », énoncé dans le titre de l’exposition. Dès la première salle, des tensions se nouent entre les œuvres, qui font circuler les formes et les idées. Sont ainsi mis en dialogue plusieurs autoportraits d’Aurélia de Sousa, née au Chili, et qui passa l’année 1900 à Paris : elle a le regard droit, à la conquête du monde, avec un immense nœud noir autour du cou, qui mange presque son visage. De l’autre côté de la salle, la jeune Rosa Carvalho reprend des peintures célèbres, comme le Portrait de madame Récamier de Jacques-Louis David, en ne conservant que le décor, sans la modèle. Serait-ce elle d’ailleurs, madame Récamier, qui s’est lovée dans la sculpture de Patricia Garrido, un moulage de corps féminin au titre évocateur, O prazer é todo meu [Tout le plaisir est pour moi] ?! Face à l’art très académique d’Aurélia de Sousa, les céramiques des années 1960 de Rosa Ramalho s’avèrent des créations inspirées des traditions populaires, pleines d’humour et d’une autre forme de force plastique et spirituelle. Ici, les femmes ne sont pas muses mais peintres, leur destin est entre leurs mains.
La tension se poursuit avec les créations de figures majeures de l’art portugais – plusieurs d’entre elles bénéficient de présentations quasi monographiques, qui permettent d’appréhender largement leur travail. En dépit d’une exposition qui se tiendra cet été au musée Cantini, à Marseille, et qui immobilise un grand nombre de ses chefs-d’œuvre, l’art de Vieira da Silva, l’une des protagonistes phares de la scène portugaise du XXe siècle, est livrée de façon originale, à travers notamment História trágico-maritima ou Naufrage, un tableau daté de 1944 qui trouve un fort écho dans les préoccupations actuelles, et un groupe de petites peintures d’intérieur, La Cheminée et L’Échelle, à la fois très figuratives et très symboliques, aux accents presque morandiens. Autre héroïne de cette création portugaise, Paula Rego s’affirme avec le saisissant triptyque Vanitas, un ange brandissant une épée, ou encore l’Autoportrait avec Lila, un reflet et Ana.
Une note plus douce se dégage d’un ensemble de silhouettes fantomatiques de Lourdes Castro, des travaux sur Plexiglas des années 1960, un drap brodé des années 1970 et deux assemblages très délicats, en particulier Boîte bleue, qui date de 1963 et rappelle les recherches des Nouveaux Réalistes comme le Portrait-robot d’Iris vu par Arman. Lourdes Castro a vécu une vingtaine d’années à Paris, où l’on aimerait voir une grande exposition de son œuvre, après celle que lui a consacrée le musée régional d’Art contemporain (Mrac) Occitanie, à Sérignan, en 2019. Face à ces bijoux de pacotille, plusieurs photographies de Patricia Almeida se moquent joyeusement du tourisme de masse dans le sud du Portugal.
IMPÉRIEUX DÉSIRS
À l’étage, dans le grand espace du CCCOD, où quelques cimaises ont été dressées pour le délimiter, le voyage intérieur s’incarne successivement dans des corps de femmes, suggérés par le vide et par le plein, par les photographies de la bouche cousue de Helena Almeida. « Entends-moi ! » semble-t-elle vouloir dire. Ces corps entrent ensuite dans un espace domestique, évoqué par les volumes de Patricia Garrido qui rassemblent en un cube ou un parallélépipède des éléments glanés sur un lieu pour en réveiller les fantômes. D’autres corps paraissent flotter autour de ce festin fantomatique, cousus et noués avec des matériaux naturels par Maria José Oliveira.
Hors de la maison, c’est le vivant qui est convoqué, incontournable champ de réflexion de l’époque contemporaine. Les plaies béantes d’une colline d’où a été extrait le plus gros diamant du monde ont été photographiées par Ângela Ferreira, l’une des voix les plus engagées de la scène lisboète actuelle. Quelques pas plus loin, un arbre a été réduit par Gabriela Albergaria à des cubes de bois dont la tranche éclate sous l’action des changements de température. Son immobilité pesante contraste fortement avec les forêts frémissantes peintes par la jeune Maria Capelo, dont on aimerait également voir le travail sortir des frontières portugaises.
De plus en plus politique, l’exposition se conclut par un ensemble de vidéos, notamment la très solaire double projection de Filipa César, Insert/Memograma, qui rappelle l’existence d’un camp de redressement pour lesbiennes au bord d’une mine de sel sous la dictature d’António de Oliveira Salazar. Grada Kilomba retrace quant à elle les origines du racisme occidental à partir de textes antiques et à travers une lecture chorégraphiée : A World of Illusions. Comme le suggèrent les commissaires de l’exposition, ces voix résonnent en chœur dans « Tout ce que je veux », pour affirmer par leur art leurs désirs impérieux.
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« Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 », 25 mars-4 septembre 2022, Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCCOD), jardin François-Ier, 37000 Tours, cccod.fr