Le travail de création n’épouse presque jamais les contours d’une aventure solitaire. L’image de l’artiste isolé de tous, tout à la fois reclus et démiurge, capable de déployer à la perfection toutes les techniques induites par le recours à tel matériau ou tel savoir-faire, ne subsiste que dans certains esprits préférant conserver l’idée d’une création solitaire fantasmée. Pour autant, le processus créatif est souvent partagé ou délégué, aussi bien au stade de la réflexion que de la réalisation de l’œuvre. Le recours régulier à des artisans en témoigne, notamment dans le domaine des arts du multiple, à l’instar de la photographie ou de la fonte en bronze, où les métiers concernés – celui de tireur et ceux des divers artisans d’un fondeur – imposent un long apprentissage technique.
De la même manière, nombreux sont les artistes s’entourant, de manière quotidienne ou ponctuelle, d’assistants qui participeront directement à la production ou à la réalisation d’une œuvre – ces assistants étant souvent eux-mêmes des artistes en apprentissage, en début de carrière ou souhaitant s’assurer une certaine stabilité pour réduire l’aléa de la carrière personnelle. Quels que soient les rapports – juridiques et humains – liant l’artiste à ses assistants, ces derniers s’avèrent toujours invisibilisés lorsque l’œuvre, à la création de laquelle ils ont pu participer, est divulguée au public et présentée ensuite dans les circuits de l’art contemporain. La tentation peut alors être grande de revendiquer une copaternité, voire une paternité exclusive, sur l’œuvre, en arguant d’une intervention essentielle sur celle-ci. Mais il est fort rare qu’une telle revendication aboutisse, en raison de la nature même de l’intervention de l’assistant dont le rôle est avant tout d’aider, de seconder l’artiste, et aucunement de se substituer à lui. Pour autant, de telles revendications semblent se multiplier ces dernières années, bien que l’actualité judiciaire ne reflète pas encore pareille évolution.
Les affaires Renoir et Villeglé
Si une œuvre s’avère divulguée sous le seul nom d’un artiste, il ne s’agit là, juridiquement, que d’une présomption simple quant à sa qualité d’auteur au sens des dispositions du code de la propriété intellectuelle. Dès lors, toute personne qui parviendrait à démontrer un apport effectif à la création de l’œuvre, apport lui ayant permis d’imprimer sur la création l’empreinte de sa personnalité, peut être investie de la qualité de coauteur, sous réserve que les différents contributeurs aient « poursuivi, en se concertant, un objectif commun sous l’empire d’une inspiration commune ». L’apport personnel déployé par l’assistant doit ainsi atteindre un degré tel que l’originalité finale de l’œuvre résulte, en réalité, de choix concertés. C’est au prix de la démonstration d’un apport de ce niveau que la qualification d’œuvre de collaboration s’imposera sur celle d’œuvre résultant d’une intervention d’un unique auteur. Mais une telle démonstration est rarement aisée.
C’est ainsi que l’affaire ayant opposé le fils de Richard Guino aux héritiers d’Auguste Renoir constitue l’exemple archétypal. Dans cette affaire, procès-fleuve de vingt ans, la Cour de cassation avait validé, le 13 novembre 1973, l’analyse des juges de la cour d’appel selon laquelle le sculpteur n’avait pu être un simple modeleur, dès lors « qu’il travaillait seul pendant des heures, parfois même loin de Renoir […] que certaines attitudes, certaines expressions avaient été acceptées et non dictées par Renoir et marquaient l’empreinte du talent créateur personnel de Guino ». L’analyse du processus créatif permettait ici de dévoiler que la contribution de celui autrefois présenté comme simple assistant avait été décisive dans la formalisation définitive de certaines œuvres, et que ces choix avaient été opérés librement. Et quand l’auteur ne fait que déterminer le sujet de l’œuvre à réaliser, sans procéder à aucun contrôle dans l’exécution de celle-ci, dans sa formalisation et dans sa finalisation, sa qualité d’auteur peut même être revue au seul bénéfice de celui qui l’a assisté, à l’instar de la solution retenue par le tribunal de grande instance de Paris le 21 janvier 1983 au détriment de Victor Vasarely.
Il est fort rare qu’une revendication de copaternité aboutisse en raison de la nature même de l’intervention de l’assistant, dont le rôle est avant tout d’aider, de seconder l’artiste et aucunement de se substituer à lui.
Au contraire, les tentatives demeurées vaines d’imposer son nom aux côtés de celui sous lequel l’œuvre est connue de tous s’avèrent plus nombreuses. L’une d’elles, opposant Michèle et Yves Di Folco à Jacques Villeglé, a donné lieu à une décision définitive de la Cour de cassation le 20 mars 2019. Pendant quinze ans, les époux Di Folco ont mis un atelier à disposition de Jacques Villeglé et lui ont apporté leur aide dans la réalisation de certaines de ses œuvres. Revendiquant sans succès une qualité de coauteurs sur près de huit cents œuvres, ils ont assigné l’artiste et se sont finalement pourvus en cassation après avoir été déboutés en première instance et en appel. La Cour de cassation a ainsi pu rappeler que la présomption attachée à la divulgation peut être renversée en faveur de coauteurs s’ils parviennent à démontrer un « apport effectif à la création de l’œuvre exprimant l’empreinte de leur personnalité ».
Or, la cour d’appel avait retenu que le choix des matériaux, la démarche artistique et le cadrage de chaque œuvre, constituant la création artistique, étaient effectués par Jacques Villeglé seul. Les époux n’avaient participé qu’à la mise en œuvre de la démarche appropriative de l’artiste par le biais de l’arrachage d’affiches brutes dans l’espace public, au découpage des châssis, ainsi qu’à l’entoilage et au marouflage des œuvres, autant d’opérations techniques ne déployant pas une réelle activité créatrice. Le processus de création, soumis à une structure verticale, auquel avait notamment pris part le couple, ne permettait aucunement de renverser la présomption auctoriale. Une intervention seulement technique, sous le contrôle de l’artiste, ne justifie donc pas de bénéficier d’une quelconque reconnaissance d’un éventuel rôle de coauteur. C’est pourquoi, dans une décision plus ancienne du 31 mai 1976, la cour d’appel de Limoges avait pu dénier à un artisan-lissier une qualité de coauteur, dès lors que le technicien avait uniquement suivi les instructions très précises qui lui avaient été données par l’auteur du carton.
L'émancipation de l'assistant
Parfois, la question de l’auctorialité de l’assistant s’invite de manière incidente dans le débat judiciaire. C’est ainsi que dans une décision de la cour d’appel de Paris du 4 mars 2021, la SNCF contestait la qualité d’auteur du créateur d’une fresque monumentale au sein de la gare de Lyon, à Paris, pour éviter tout débat judiciaire sur les conditions de la restauration de l’œuvre en litige. La SNCF se fondait sur l’attestation d’un des assistants ayant aidé, à l’époque, le créateur pour tenter de faire reconnaître, au bénéfice de cet assistant, la seule qualité d’auteur. Mais le créateur soutenait corrélativement que si la réalisation de la fresque monumentale avait nécessité le recours à des assistants, ceux-ci avaient travaillé à son initiative, sous sa seule direction et sous son contrôle, permettant à la création d’être qualifiée d’œuvre collective. Cette qualification a été accueillie par la cour, qui a relevé, au terme de nombreuses attestations, le rôle du seul créateur dans la conception de l’œuvre et dans la direction de sa réalisation, ainsi que l’absence de liberté créatrice des autres contributeurs, lesquels reproduisaient « très exactement les maquettes » «sous ses directives » et « à chaque phase du travail ». Faute de pouvoir démontrer une absence de sujétion, l’assistant ne pouvait renverser la présomption attachée à la divulgation initiale de l’œuvre.
Enfin, hypothèse bien plus rare, l’artiste reproche parfois à son assistant de s’être émancipé de son atelier, sans avoir pour autant su se dégager de l’influence du maître. C’est ainsi que Claude Lalanne avait assigné son ancien chef d’atelier durant dix ans, lui reprochant que certaines de ses sculptures ressemblassent au style de ses propres œuvres « tant en ce qui concerne les thèmes que les matériaux utilisés ». La cour d’appel de Paris ne retint pas cette analyse, dans son arrêt du 27 mars 2015, dès lors qu’il « ne [pouvait] être reproché à [l’ancien assistant] d’avoir poursuivi dans la voie artistique de la sculpture de bronze, en y intégrant des composants, des branchages et des feuillages, qu’il avait pratiquée depuis plusieurs années et que pratiqu[ai]ent d’autres sculpteurs ».
À défaut de confusion potentielle dans l’esprit du public, des prix pratiqués fort différents, il ne pouvait être fait aucun reproche de concurrence déloyale à l’ancien assistant. Il eût été alors bien délicat de reprocher à un très bon technicien de pouvoir déployer pour ses propres œuvres son savoir-faire mis à profit d’autrui pendant tant d’années.