Vous vous êtes installée dans cet atelier à Ivry en 1998. Vous racontez volontiers qu’il a changé votre vie ?
Oui, Marie Darrieussecq – traduisant Virginia Woolf – dit qu’on ne parle plus d’une « chambre à soi », mais d’un « lieu à soi (1) ». J’ai l’impression d’avoir créé un lieu pour moi. J’ai quitté un bâtiment de la Ville de Paris, près de la place d’Italie, et je me suis greffée sur un projet immobilier mené par Pierre Bertheau : sa femme était artiste, et il s’est rendu compte qu’il n’y avait pas assez d’ateliers dans la ville d’Ivry, où ils vivaient. Il a alors acheté des friches industrielles et les a découpées en lots bruts, qu’il a revendus à des artistes et artisans à 900 euros le mètre carré !
D’immenses fenêtres donnent sur des voies de chemin de fer, avec la colline d’Ivry, la tour Eiffel, la tour Montparnasse et les tours Duo de Jean Nouvel. L’architecture est très présente, ce qui n’est peut-être pas un hasard, puisque votre père a été l’un des cofondateurs de l’Atelier de Montrouge (2). Il y a ici quelque chose de très urbain, de dur, et en même temps une sorte d’harmonie classique.
C’est très hétérogène, avec une forme d’équilibre. Et j’aime l’idée que c’est ce lieu qui m’a choisie plus que je ne l’ai choisi… Dans ses écrits récents, Michèle Cohen-Halimi, qui est une amie, raconte que l’on croit tomber sur un livre, alors que c’est le livre qui tombe sur nous… Ce n’est pas un hasard en effet si j’ai eu envie de prendre mon vélo pour parcourir cette banlieue, puis que je m’y suis installée. C’est une zone où le XIXe, le XXe et le XXIe siècle se rencontrent, et où je me sens libre, car l’architecture et la temporalité sont libres. Une ville communiste, avec un maire formidable : à Ivry, l’art a toujours été très présent.
En regardant ce paysage, on peut penser à la fois à Michel Houellebecq, avec ces tours près des Olympiades, et aux rails que Michel Butor raconte dans La Modification. Vous me parliez aussi de Giorgio Morandi… Toujours ce mélange de mots et d’images qui habite tout votre travail…
Ces blocs d’immeubles qui se suivent, ce sont des phrases… Il y a une prosodie de la ville, avec plusieurs vitesses. J’aime emprunter différents chemins pour venir à l’atelier. Soit par le XIXe siècle en traversant le vieil Ivry et ses entrepôts, soit par le XXIe en suivant l’avenue de France et ses immeubles de verre. Cette variation de temporalités correspond tout à fait à ma façon de travailler.
Et puis il y a les bruits des trains, les rumeurs de la ville… La musique et les sons en général sont-ils importants pour vous ?
J’ai beaucoup écouté de musique, mais moins ces derniers temps, car je suis happée par l’atelier quand j’y arrive. Ce lieu est vraiment comme un corps et, à force de l’avoir habité, un répondant opère. L’atelier s’est chargé du travail, j’ai toujours l’impression qu’il m’attend pour que je me mette à peindre. Évidemment, c’est une poche à l’écart de la ville, et en même temps j’entends la ville, le son de flûte des trains de marchandises, les bruits du périphérique… C’est par l’oreille que je me sens en dialogue permanent avec le périmètre dans lequel je travaille.
L’une de vos séries, Mapping the Studio, concerne l’atelier. Commencée en 2003, elle se poursuit aujourd’hui. Pourrions-nous dire qu’elle est pour vous comme un journal intime ?
Oui… Je l’ai vraiment intitulée Mapping the Studio vers 2011, quand j’ai commencé à greffer dans cette géographie de la toile des morceaux de catalogues reproduisant des images d’œuvres de différentes périodes. Comme je le dis souvent, pour moi, l’histoire est une géographie : le sol de l’atelier garde les restes de plusieurs séries qui dialoguent entre elles. En rendant hommage à la performance de Bruce Nauman qui porte ce titre, et dans laquelle il arpente son atelier, je fais en sorte que chaque tableau de cette série devienne une trace de mes arpentages en ce lieu.
Dans ces œuvres surgissent à nouveau les formes que vous appelez Big-big et Bang-bang, qui apparaissaient très tôt dans vos tableaux. D’où viennent-elles ?
Elles ont surgi dans mon atelier de la place Nationale. Après une interruption de deux ans, j’ai repris la peinture à corps perdu, et ces formes se sont imposées, comme un socle. Il y a une relation entre ces deux formes, comme il y a un lien entre ces formes et la peinture. Elles sont ensemble, dans la contemplation. Ma relation à la peinture a toujours été une relation d’altérité. Le principe d’altérité est présent, y compris dans ma série Portraits grandeur nature, dans laquelle je féminise les prénoms d’artistes hommes, comme Marcelle Duchamp : on est toujours constitué de l’autre.
Dans les développements récents de Mapping The Studio, vous faites faire aux mots un mouvement de volte-face, en écrivant la première moitié dans un sens et la seconde selon un sens de lecture inversé. Pourquoi cela ?
C’est une formalisation de la question de la réciprocité. Pour compléter la phrase de Marcel Duchamp, ce n’est pas seulement « le regardeur qui fait le tableau », mais aussi le tableau qui fait le regardeur. D’où je parle ? D’où je regarde ? Cette inversion donne aussi une notion de la spatialité : un tableau est comme une chambre où l’on est libre de déambuler.
« J’ai compris que l’écriture me servait à une sorte de sculpture de soi. Puis il y a eu un moment de bascule, et l’écriture s’est intégrée au sol de l’atelier. »
Vous parlez souvent de votre rapport au langage, de la façon dont vous portez les mots, dont vous entrez en quelque sorte à l’intérieur des lettres par votre peinture. Ce n’est sans doute pas sans lien avec le fait que votre frère ait mis si longtemps à parler…
Louise Bourgeois a souvent évoqué son enfance textile, à travers le métier de ses parents, qui a été fondateur pour elle. Avec mon frère handicapé, l’empathie était constitutive, vitale. Et cette relation au langage est en effet fondatrice pour moi.
Le titre de l’exposition, « A comme boa », est emprunté à un livre que vous aviez publié avec Tiphaine Samoyault en 2018…
Tiphaine s’intéresse aux alphabets depuis très longtemps. J’avais conçu un cahier à partir de mes tirages de Matrices qui ressemblait à un alphabet de A à Z. Puis il a été décidé que ce cahier serait édité, et je l’ai invitée à écrire un texte. Tiphaine fait notamment remarquer que, lorsqu’on traduit un abécédaire d’une langue à une autre, les lettres gardent la même place dans l’alphabet, mais les mots auxquels elles correspondent changent : « A comme âne », ça ne fonctionne pas en anglais par exemple, ça décalerait le mot et la chose…
Vous avez toujours écrit. Un premier journal a été publié en 2014, et la suite paraîtra courant 2022. Quel rôle l’écriture joue-t-elle pour vous ?
J’ai beaucoup peint à l’école maternelle et je dessinais aussi des lettres. Pour les enfants, l’écriture et le dessin sont un peu la même chose. J’ai conservé ce décloisonnement entre écriture et peinture. L’écriture a également été très utile entre 20 et 30 ans, au moment où je devais penser ma condition d’artiste femme, avec des enfants, car celle-ci n’était pas pensée dans la société et j’avais peu de modèles d’identification. À cet égard, le journal d’Eva Hesse m’a beaucoup aidée. J’ai compris que l’écriture fonctionnait pour moi comme une sorte de sculpture de soi. Puis il y a eu un moment de bascule, et l’écriture s’est intégrée au sol de l’atelier, le journal ne s’est alors plus écrit qu’à l’atelier. Jusqu’alors, il paraphrasait mon travail d’artiste, puis il en est devenu un outil : je ne pouvais pas entrer ici sans allumer mon ordinateur, sans avoir l’écriture en veille.
Envisagez-vous de publier ces textes ?
J’ai essayé de le faire à l’époque, en les envoyant à un psychanalyste, Jean-Bertrand Pontalis, qui dirigeait la collection « L’un et l’autre » de Gallimard. C’était sous forme de paragraphes chapeautés par un mot. Jean-Bertrand m’avait fait retravailler l’ensemble, et notamment écrire un texte sur ma relation avec mon frère, que j’aimerais bien publier à présent.
Montreriez-vous aujourd’hui vos créations antérieures à 2003, que l’on n’a jamais vues ?
Ce sont les Big-big, qui ont effectivement été peu montrés, et j’en ai beaucoup. Chacun est une performance du bras à la surface de la toile, une toile libre, et je ne les ai pas tous marouflés. Il y a des œuvres encore antérieures, dont je suis susceptible de me servir aujourd’hui dans les Mapping The Studio.
Vos mots ne sont jamais narratifs, et pourtant ils le sont aussi…
Exactement ! Dans mon journal, il peut y avoir de la narration quand je raconte que je suis allée dix fois voir telle ou telle exposition, ou que j’ai lu tel poème. Mais, dans la peinture, mes mots sont performatifs. Ils induisent un mouvement du corps, de la pensée. Un rapport à l’espace, un cheminement mental et physique. Un mot, c’est un mouvement.
Faire le choix de l’art semble avoir été pour vous une évidence. Mais pourquoi avoir choisi l’École des arts décoratifs plutôt que l’École des beaux-arts ?
En quittant la maison familiale, j’ai trouvé très tôt un atelier pour travailler. C’était au-dessus d’un garage. Je ne voulais pas aller dans une école pour faire de la peinture, car j’en faisais déjà beaucoup toute seule. Alors, comme j’aime le cinéma et que j’avais besoin de me sociabiliser, car j’étais d’une timidité assez maladive, j’ai choisi la section cinéma aux Arts déco.
On imagine que vous aimez Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle… et puis Jean Eustache, Michelangelo Antonioni…
Oui, ils associent beaucoup le langage et la peinture, Godard par essence. Antonioni aussi, même dans les moments si mutiques de ses films. Le rapport entre intérieur et extérieur, intimité et «extimité », est également très important dans ce cinéma-là.
Votre exposition personnelle en 2003 au Palais de Tokyo, à Paris, a été déterminante. Était-il facile d’être peintre à cette époque ?
Cela s’est fait très soudainement ! Jérôme Sans est venu un jour dans mon atelier et il a décidé de monter cette exposition. Il a fait venir Nicolas Bourriaud, Marc Sanchez (3), ainsi qu’Hervé Mikaeloff et Anna Hiddleston, qui représentaient la Caisse des dépôts et consignations. Et nous avons transporté tout le terreau de l’atelier : les tableaux, les notes, les journaux, mes correspondances avec des détenus… De la peinture au Palais de Tokyo, c’était à l’époque perçu comme totalement incongru. Pourtant, cela a été un succès énorme. Cette aventure était à la fois très politique et poétique.
Avant de préparer votre exposition au LaM, quel était votre degré de familiarité avec le musée ?
Je le connaissais peu. J’étais très sensible à l’aspect « médina » du bâtiment, à sa topographie rhizomatique. Il s’est trouvé qu’à plusieurs reprises, quand nous nous retrouvions dans une exposition avec Sébastien Delot, le directeur du musée, nous avions souvent les mêmes inclinations. Il m’a d’abord invitée à dialoguer avec des œuvres du LaM et, finalement, surtout à exposer mon travail.
Le LaM est connu pour sa collection d’art brut. Or, vous êtes sensible depuis longtemps à la question de l’antipsychiatrie…
Certes, mais pour moi, le LaM, c’était avant tout des écritures et des récits, comme avec Robert Filliou, dont j’aime la jubilation, et Alighiero e Boetti. Je n’ai découvert que plus tard la collection d’art brut. Quand j’étais enfant, j’étais plus familière de l’anormalité que de la norme, notamment parce que je côtoyais l’École expérimentale de Bonneuil, que fréquentait mon frère. Puis l’antipsychiatrie est revenue dans ma vie il y a dix ans, lorsque j’ai découvert l’existence d’un grand-oncle qui avait passé sa vie à la clinique de La Borde [dans le Loir-et-Cher] et qui avait disparu de l’histoire familiale. Cela m’a beaucoup émue, car il ressemblait énormément à mon frère dans sa manière de s’exprimer. Il y a enfin un aspect politique à cela : j’aime la singularité des êtres comme celle des formes plastiques, moins par refus de la normalité et de l’orthodoxie que par goût des autodidactes et de la liberté. D’ailleurs, j’ai retrouvé cette ouverture dans les écrits de Gilles Deleuze, de Jean-François Lyotard et de Fernand Deligny.
« J’aime la singularité des êtres comme celle des formes plastiques, moins par refus de la normalité et de l’orthodoxie que par goût des autodidactes et de la liberté. »
Comment l’exposition du LaM s’est-elle construite ?
Sébastien Delot m’a invitée en 2018, il m’a alors montré le lieu. J’avais d’abord pensé dialoguer avec des pièces d’Alighiero e Boetti et de Martin Barré – que je considère parmi les plus grands artistes du XXe siècle. Ce n’est que de retour chez moi que j’ai découvert dans le catalogue du musée Nature morte espagnole. Sol y sombra, un tableau cubiste de Pablo Picasso – qui n’était pas accroché, car il est souvent prêté. Or, c’est une architecture de lettres morcelées, avec des teintes magnifiques. Il y avait longtemps que je voulais réaliser des Matrices en couleurs. De là est venu le choix du verre pour l’œuvre principale de l’exposition. J’ai fait réaliser plusieurs prototypes avant de choisir de travailler avec une artisane verrière, Angélique Pascal. Les bords des éléments sont bruts de décoffrage, alors que leur surface est polie comme un miroir, où sourdent juste quelques petits hiéroglyphes qui permettent de recomposer les lettres en morceaux. Je l’ai appelée River Tongue, comme une rivière de langage, un titre inspiré d’un livre de Simone Forti, dont j’aime beaucoup le travail chorégraphique.
Vous avez aussi créé des lettres monumentales à l’intérieur desquelles on aura probablement envie d’entrer…
Ce sont en fait des morceaux du A et du B de « boa ». C’est si grand que des lettres entières ne tiendraient pas dans la salle ! Sébastien Delot et Grégoire Prangé [commissaire de l’exposition] sont à l’origine de cette idée. Il y a dans cette exposition une formidable distribution de la question de l’écriture, qui s’est faite petit à petit. À l’intérieur de ces grands morceaux d’iceberg qui évoquent un langage terrestre, primitif, on m’entend lire des fragments de mon journal. Il y a aussi la voix des tableaux, par exemple ce Mapping The Studio dans lequel j’ai écrit une phrase de Lyotard : « Il faut penser ce que nous voyons et non voir ce que nous pensons. » Et des voix plus politiques, des voix de mégaphone, comme dans le tableau Le Grand Rêve (2003), issu des utopies des années 1970.
De ce polyptyque, Le Grand Rêve, montré en 2005 au Palais de Tokyo, vous avez retiré un panneau. Pourquoi ?
Ce premier panneau contextualisait trop mon propos. On entre à présent directement dans la composition par un groupe de personnages qui évoque la Triennale de Milan en 1968. Giancarlo De Carlo [son commissaire] revendiquait déjà l’idée selon laquelle nous étions trop nombreux : il ne fallait pas construire, mais travailler sur les interstices… L’histoire est une chose organique qui finit par se redéposer dans le temps. À l’origine, deux groupes d’individus s’affrontaient, mais j’en ai retourné un pour qu’ils regardent dans la même direction. Je me suis rendu compte aussi que, sur le troisième panneau, surtout composé de texte, toutes les lettres étaient en réserve, comme le sont aujourd’hui mes Matrices. Cela s’est fait à mon insu. Les choses étaient là, et elles se révèlent progressivement.
Vous citez dans ce tableau l’œuvre de Felix Gonzalez-Torres, qui est très politique aussi. Le politique…
Le langage, c’est politique ! Felix Gonzalez-Torres et Édouard Manet ou Gustave Courbet, avec qui je dialogue en tant que peintre, le sont aussi…
-
(1) Titre de la traduction par Marie Darrieussecq du livre A Room of One’s Own de Virginia Woolf (Denoël, 2016), auparavant traduit par Une chambre à soi.
(2) Atelier associatif d’architecture et d’urbanisme réunissant Pierre Riboulet, Gérard Thurnauer, Jean-Louis Véret et Jean Renaudie, actif des années 1960 à 1980.
(3) Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud étaient alors codirecteurs du Palais de Tokyo (qu’ils avaient fondé), Marc Sanchez était le responsable des expositions.
-
« Agnès Thurnauer. A comme boa », 5 février-26 juin 2022, LaM – Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, 1, allée du Musée, 59650 Villeneuve-d’Ascq.
À lire : Tiphaine Samoyault et Marie de Brugerolle, Agnès Thurnauer. Préd elles, Paris, Librairie Métamorphoses, 2022, 120 pages, 35 euros