Après avoir été directeur de la Galerie nationale du Jeu de Paume et de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, mais aussi délégué aux arts plastiques auprès du ministère de la Culture et de la Communication, Alfred Pacquement a dirigé le musée national d’Art moderne, au Centre Pompidou, de 2000 à sa retraite administrative en 2013.
Au tout début de votre carrière, vous avez été l’un des commissaires d’une manifestation qui a quelque peu marqué son époque, l’« Exposition 72 ». Comment avez-vous vécu cet événement ?
L’« Exposition 72 », c’était évidemment une initiation assez forte, voire brutale, et en même temps passionnante. J’ai eu la chance de participer à cet événement auprès d’un homme remarquable, François Mathey, qui a beaucoup compté dans le paysage des musées parisiens dans les années 1960. L’« Exposition 72 » a eu une histoire agitée, compliquée, dans la mesure où elle a été voulue par le président de la République Georges Pompidou, un amateur d’art comme chacun sait, qui avait lancé ce projet dans le même contexte que la création du Centre d’art qui allait porter son nom. L’exposition a suscité de nombreuses réticences d’une partie du monde de l’art français, qui y voyait une décision politique, un choix du pouvoir dans un climat de contestation assez fort de la part des milieux artistiques. François Mathey s’était entouré d’un comité qui comprenait Jean Clair, Serge Lemoine, Maurice Eschapasse et Daniel Cordier. Ce dernier avait fermé sa galerie peu de temps auparavant, et le fait que François Mathey fasse venir un marchand (ou ex-marchand) était pour le moins audacieux, d’autant plus que Daniel Cordier avait claqué la porte en disant qu’il ne se passait plus rien à Paris. Il suffit de consul-ter la liste des invités dans le catalogue pour s’apercevoir qu’elle était, je crois, assez représentative de ce qu’était l’art contemporain au début des années 1970. Mais, de fait, un grand nombre d’artistes ont refusé de participer. Il y a eu des incidents au vernissage, qui ont provoqué le départ spectaculaire du groupe des Malassis (1) devant la police qui cernait le bâtiment. Le climat était effervescent ! L’exposition, elle, n’a plu à personne au sein de la classe politique : ni à la droite qui trouvait que c’était un art tout à fait discutable, ni à la gauche qui considérait que c’était une initiative du pouvoir. Malgré tout, elle a eu lieu et a marqué les esprits. Elle préparait à sa façon le Centre Pompidou, qui serait délibérément ouvert à la création contemporaine.
À la suite de cette exposition, vous avez d’ailleurs rejoint la préfiguration du Centre Pompidou, dont les bureaux se trouvaient à l’époque au Palais de Tokyo.
Je faisais partie de l’équipe du Centre national d’art contemporain (Cnac) avec Blaise Gautier, qui en était le directeur, et Germain Viatte. Cette institution a pas mal compté à Paris au début des années 1970, organisant plusieurs expositions marquantes au moment où le musée national d’Art moderne était sans doute moins actif sur le plan de l’art d’aujourd’hui – en ce domaine, il y avait le Cnac et l’ARC, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
« Nous avons réamorcé une politique offensive, très ouverte et multidisciplinaire, qui fait qu’aujourd’hui, peut-être un peu plus qu’hier, le Mnam est devenu un musée d’art moderne et d’art contemporain de stature internationale. »
Vous avez ensuite travaillé au Centre Pompidou après son ouverture.
Le Cnac a été absorbé par le Centre Pompidou. J’ai travaillé dans son équipe auprès de Pontus Hultén, puis de Dominique Bozo. Ma fonction était surtout liée au programme des expositions, mais j’étais aussi l’un des membres de la nouvelle commission d’acquisition. Auparavant, le musée national d’Art moderne (Mnam) relevait d’un comité commun avec les autres musées nationaux. C’était la première fois qu’il disposait d’une commission et d’un budget autonomes, ce qui a permis des acquisitions formidables pendant toute cette période. L’une des principales tâches qui m’a occupé dans les années de préfiguration a été l’organisation de l’exposition « Paris – New York », la première d’une série associant Paris à d’autres villes, jusqu’à « Paris – Paris », qui a traité de la scène parisienne. Ces événements restent aujourd’hui une référence, à la fois pour l’histoire du Centre Pompidou et pour celle des expositions pluridisciplinaires. Ce fut la création d’un modèle que l’on doit à Pontus Hultén. Les collections internationales, voire françaises du musée national d’Art moderne étaient à l’époque très lacunaires. Cette succession de grands panoramas a permis à un très large public de mieux appréhender une histoire qui s’était faite à Paris mais aussi ailleurs. Ces expositions ont montré que d’autres capitales à travers le monde avaient compté singulièrement pour la création moderne.
Puis vous avez intégré la Délégation aux arts plastiques.
Je suis resté au Centre Pompidou pendant dix ans, de 1977 à 1987, une période très imprégnée par Dominique Bozo, qui en a été un directeur remarquable, notamment pour l’extension des collections. Puis, en 1987 en effet, Dominique Bozo a démissionné de son poste et m’a proposé de le rejoindre à la Délégation aux arts plastiques en prévision de l’ouverture de la Galerie nationale du Jeu de Paume. Il m’avait laissé entendre que, probablement, il me proposerait comme premier directeur de cette nouvelle galerie d’exposition, ce qui a été le cas [en 1990].
Le Jeu de Paume était à l’époque un modèle assez nouveau à Paris, comme une Kunsthalle à l’allemande.
Tout à fait : c’était une galerie d’exposition sans collection, avec une programmation qui devait évidemment – puisqu’elle traitait d’art moderne et contemporain – s’adapter aux propositions parisiennes, celles du Centre Pompidou et du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, pour ne citer que ces deux-là. Catherine David et moi-même avons exposé des artistes sans doute attendus et d’autres qui n’avaient pas encore été montrés, comme Marcel Broodthaers ou Robert Gober. Nous présentions aussi le cinéma expérimental.
En 1993, vous êtes nommé délégué aux arts plastiques.
Oui, par surprise, en raison de circonstances dramatiques. Dominique Bozo, qui était devenu le président du Centre Pompidou – François Barré l’avait remplacé comme délégué aux arts plastiques –, est décédé. Le ministre de la Culture, Jacques Toubon, m’a alors sollicité pour diriger la Délégation aux arts plastiques (2). Bien qu’heureux au Jeu de Paume, j’ai donc dû le quitter un peu brutalement. Délégué aux arts plastiques était un poste administratif très intéressant, mais pour lequel je n’étais pas vraiment préparé. Mon travail est plutôt celui d’un conservateur de musée.
Cependant, c’est l’endroit où vous avez rencontré deux conservateurs d’avenir, Christine Macel et Laurent Le Bon.
Absolument. Tous deux sortaient de l’École nationale du patrimoine et cherchaient une affectation. Laurent le premier, et Christine ensuite ont demandé à rejoindre mon équipe. Je suis extrêmement heureux d’avoir eu la chance de les recruter à leurs débuts.
En 1996 s’ouvre une autre aventure, celle de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.
Je garde de très bons souvenirs des années passées à l’École, car j’ai pu avoir une relation en direct avec de tout jeunes artistes. Je connaissais la plupart des enseignants artistes, qui étaient chefs d’atelier dans l’équipe. Au sein de cette très belle institution, j’ai développé une programmation mettant en lien les élèves et le patrimoine de l’École, par exemple avec les expositions « Théodore Géricault » et « Duchenne de Boulogne ». L’École des beaux-arts a cette double qua-lité d’être un lieu d’enseignement et de disposer d’un patrimoine historique majeur. J’espérais cependant retrouver un musée et, [en 2000], Jean-Jacques Aillagon m’a proposé de prendre la direction du Mnam. J’ai eu beaucoup de chance dans ma carrière d’occuper des postes successifs assez différents, mais toujours dans le contexte du service public et dans le domaine de l’art moderne et contemporain.
Vous êtes la personne qui est restée le plus longtemps à la tête du musée national d’Art moderne, après Jean Cassou.
J’espère vraiment que l’équipe actuelle restera aussi longtemps, parce que le fait de pouvoir développer un projet sur le long terme est à mon avis très précieux. C’est ce que montrent d’ailleurs les grands exemples sur le plan international, que soit le MoMA [Museum of Modern Art] à New York ou la Tate à Londres : la force de ces musées et de leur programmation tient en partie au fait que leurs directeurs restent très longtemps en place.
Au musée national d’Art moderne, vous avez mené une réflexion de fond sur les collections, dont vous avez révolutionné l’accrochage permanent.
Quand on arrive dans un grand musée comme celui-ci, on a envie évidemment de retoucher l’accrochage, de lui donner un peu de son état d’esprit. J’ai beaucoup travaillé sur les présentations, sur les collections, en essayant de continuer à les développer par tous les moyens, par des achats quand c’était encore possible. Néanmoins, durant la période à laquelle j’ai été directeur, les prix de l’art ont explosé, et ce qui était encore faisable au tout début de mon mandat ne l’était plus dix ans plus tard. Heureusement, il existe dans notre pays des systèmes comme les dations, les trésors nationaux, qui permettent d’accroître les collections publiques modernes. J’ai largement augmenté les acquisitions en art contemporain – notamment de la scène française –, qui étaient insuffisantes à mon avis lorsque j’ai pris mes fonctions. J’ai enrichi la collection de différentes manières, notamment par le biais d’un travail en bonne intelligence et en toute complicité avec les Amis du musée, en concevant avec François Trèves – qui en était le président à l’époque – le projet pour l’art contemporain qui est aujourd’hui en plein essor dans plusieurs disciplines. Nous avons été les premiers à créer un tel groupe de travail, qui associe des collectionneurs à la collection, en demandant à ceux-ci une contribution financière tout en leur donnant la possibilité de participer aux réflexions et aux choix du musée – en complément bien sûr de la commission d’acquisition principale. J’ai pu aussi recruter de nombreux conservateurs. Nous avons réamorcé une politique offensive, très ouverte et multidisciplinaire, qui fait qu’aujourd’hui, peut-être un peu plus qu’hier, le Mnam est devenu un musée d’art moderne et d’art contemporain de référence internationale.
Durant votre mandat, le rapport aux collectionneurs, à la Société des Amis du musée a beaucoup changé. Vous avez lancé le premier dîner de gala des Amis, désormais un rendez-vous majeur qui permet d’enrichir les collections. Vous avez aussi été un acteur du lancement du prix Marcel-Duchamp, une collaboration entre l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) et le musée.
D’ailleurs, ces deux choses vont un peu dans le même sens. Gilles Fuchs m’avait parlé de son souhait de créer un prix qui s’appellerait « Marcel-Duchamp ». Je lui ai proposé, avec la complicité de Jean-Jacques Aillagon, président du Centre Pompidou, d’accueillir le prix. Il est aujourd’hui bien inscrit dans le programme du musée et du Centre. Pour ce qui est du dîner annuel, j’avais observé cela aux États-Unis et j’ai dit à François Trêves : « Faisons-le aussi. » Ce dîner a rencontré un succès formidable, tellement formidable qu’il est largement copié maintenant. Une Société des Amis, c’est pour moi extrêmement important, car elle constitue une sorte de premier cercle de soutien et de dialogue autour du musée.
Ces dernières années, le paysage parisien a beaucoup évolué, avec la création d’institutions tant publiques que privées. La montée en puissance du privé et sa concurrence vous ont-elles gêné ?
On a longtemps dit, de façon d’ailleurs un peu excessive, que Paris était une capitale quelque peu en retrait par rapport à d’autres, comme Londres ou Berlin. Je trouve extrêmement positif le développement des structures privées et de nouvelles institutions publiques, comme le Palais de Tokyo. Nous avons besoin de cette émulation, de cette diversité, que je qualifierais plutôt de chance que de concurrence au sens négatif du terme.
« Je trouve extrêmement positif le développement des structures privées et de nouvelles institutions publiques, comme le Palais de Tokyo. »
Parmi les nombreux événements qui se sont déroulés sous votre mandat, figure la mise en avant des artistes femmes à travers « elles@centrepompidou » (2009-2011).
Le point de départ était la volonté des conservateurs et de moi-même de proposer des accrochages thématiques de la collection, pour ne pas se contenter d’un parcours chronologique. Le premier d’entre eux, intitulé « Big Bang », a été conçu par Catherine Grenier à la tête d’une équipe de la conservation. Puis est venue l’idée, menée au premier chef par Camille Morineau et les équipes, que les artistes femmes occupent de façon exclusive une grande partie du musée. Cela nous a donné l’occasion de développer la collection, qui comptait forcément des lacunes, certaines artistes y étant mal représentées, voire pas du tout. L’accrochage «elles@centrepompidou » a incontestablement bouleversé les habitudes. Il y a vraiment eu un avant et un après. D’autres accrochages ont aussi été proposés, comme « Le Mouvement des images » ou celui consacré aux « Modernités plurielles ».
Vous avez aussi mené un travail de commissariat d’exposition extérieur, surtout depuis votre départ du musée : Richard Serra pour Monumenta au Grand Palais en 2008, et d’autres artistes au château de Versailles.
Lorsque j’étais à la tête du musée, j’ai personnellement signé peu d’expositions. C’est une fonction très prenante, et les collections étaient mon sujet essentiel. J’étais un peu comme un chef d’orchestre qui distribue les projets, en concertation avec les équipes, beaucoup d’entre eux étant d’ailleurs à l’initiative des conservateurs. J’ai néanmoins réalisé, avec Pierre Encrevé, celle des 90 ans de Pierre Soulages, puis celle de Simon Hantaï. Je me suis rattrapé ensuite avec des expositions à Versailles, à Amsterdam, et divers projets que j’ai menés et que je continue de mener.
Ce mois d’avril, vous collaborez avec une Foire, Art Paris, ce qui constitue une nouveauté pour vous. Comment s’est fait ce cheminement ?
J’ai toujours été du côté du service public et non du commerce de l’art. Mais aujourd’hui, je n’ai plus la charge d’un musée national et, pour la première fois, Guillaume Piens, le dynamique directeur d’Art Paris, m’a convaincu de répondre à sa demande. Ce qui m’a plu dans cette démarche, c’est qu’il s’agit de mettre en valeur des artistes de la scène française. La proposition est hors de toute considération commerciale. C’est une façon de dire que tel ou tel artiste répond à une thématique que j’ai choisie et témoigne de la qualité de la scène française, toutes générations confondues. C’était un défi intéressant à relever.
Pourquoi avoir choisi la thématique de la nature ?
Ayant constaté à la rentrée 2021 que plusieurs expositions dans les musées et les fondations tournaient autour de la nature, j’ai choisi ce thème, qui imprègne peut-être davantage la création contemporaine aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans. Il correspond à une certaine préoccupation sociale, politique dans le monde… encore que ces derniers temps, on pense plutôt à autre chose face aux tragiques événements internationaux en cours.
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« Histoires naturelles. Un regard sur la scène française », Art Paris, 7-10 avril 2022, Grand Palais Éphémère, place Joffre, 75007 Paris, artparis.com
(1) Coopérative fondée par six peintres (Henri Cueco, Lucien Fleury, Jean-Claude Latil, Michel Parré, Gérard Tisserand et Christian Zeimert), qui ont créé un art collectif contestataire entre 1968 et 1981.
(2) François Barré succédant alors à Dominique Bozo à la tête du Centre Pompidou.