The Art Newspaper : L’un des dessins d’Ilya représentant des navires, sur lequel on peut lire en arrière-plan « Va te faire foutre » en russe, est devenu une sorte de « même » sur les réseau sociaux pendant la guerre en Ukraine. Il a été utilisé pour représenter le célèbre incident sur l’île des Serpents, en mer Noire, en février, au cours duquel des marins ukrainiens ont déclaré avec défi : « Navire de guerre russe, va te faire foutre ». L’image d’Ilya, créée il y a des décennies, est devenue virale sur Internet. Pouvez-vous nous en parler ?
Emilia Kabakov : Ce dessin d’Ilya, créé en 1984, c’est toute une histoire. C’est un album, avec des dessins représentant des vaches, des lapins, toutes sortes de fleurs et d’oiseaux. L’idée est que derrière les dessins d’enfants se cachent toujours ces « mauvais » mots.
Un père est allé acheter ce livre de coloriage, mais la mère a vu les « mauvais » mots qu’il contenait. Ils sont allés voir la police et il y a eu toute une enquête sur les ennemis de l’Union soviétique qui ont osé insérer de tels mots dans un livre de coloriage pour enfants.
Ilya a fait ces dessins en 1984, et dans les années 1990, nous en avons fait des estampes, sans penser à la guerre. Aujourd’hui, ils ont été déterrés et ont pris un tout autre sens. Il s’avère qu’Ilya a mis le doigt sur le problème.
Il semble que beaucoup de vos œuvres prennent une nouvelle vie en lien avec les événements actuels ?
Elles se sont révélées avoir plusieurs niveaux de lecture et beaucoup d’entre elles vivent dans le présent. Le Pavillon rouge a été réalisé pour la Biennale de Venise de 1993 [il a été conçu pour montrer que l’Union soviétique n’a jamais vraiment disparu]. Oui, à l’époque, la Perestroïka [la tentative de réforme du système soviétique lancée par Mikhaïl Gorbatchev] était encore en cours en Russie. Tout était en train de changer. Mais comme l’a dit un jour l’ancien Premier ministre Viktor Tchernomyrdine : « Nous voulions le meilleur, mais tout s’est passé comme d’habitude ».
Il s’avère que tout ce que la Russie a réussi à construire et à changer au cours des 30 dernières années a disparu du jour au lendemain, et tout revient au même vieux système de répression. Je ne parle même pas de l’opération militaire [en Ukraine], qui est en fait la plus effrayante des guerres, car il semble possible qu’elle débouche sur une guerre nucléaire totale. Tout le monde est sur les nerfs. Le monde entier a été mis sens dessus dessous. Pourquoi cela est-il arrivé, et dans quel but, personne ne le sait.
Le Pavillon Rouge est de retour. On nous avait dit à l’époque qu’il ne reviendrait jamais, que c’était une absurdité et que nous étions coincés dans le passé. Mais il s’avère que nous n’étions pas coincés dans le passé. Nous regardions vers l’avenir. Nous ne voulions pas ce qui est arrivé, mais le destin en a décidé ainsi.
Il fut un temps où l’art contemporain semblait être accepté par le régime de Poutine. Pensez-vous que c’était vraiment le cas ?
Il n’est jamais devenu une forme d’art officielle. C’est une illusion. Il n’a été accepté que sous certaines conditions. Ilya et moi parlions aujourd’hui de la raison pour laquelle ils n’ont pas simplement tué tous les artistes clandestins à l’époque soviétique. Ils avaient presque tous un emploi officiel. La moitié d’entre eux étaient membres de l’Union des Artistes. [Erik] Bulatov, [Oleg] Vassiliev, et Ilya en étaient tous membres. C’est ainsi qu’ils ont survécu.
En même temps, ils faisaient tous ce qu’ils voulaient. Aucun d’entre eux n’était un artiste politique. Les artistes politiques formaient un autre cercle d’artistes. Ceux-là ne l’étaient pas. Mais chacune de leurs œuvres était composée de plusieurs couches, et il s’est avéré que bien des années plus tard, leur travail a pris un rôle différent. Par exemple, il me semble que certaines des peintures de Bulatov de ces années-là peuvent maintenant être interprétées comme une glorification des images soviétiques, plutôt que d’être contre elles. Des peintures telles que le portrait de Brejnev par Boulatov ont soudainement commencé à transmettre un message différent.
Les œuvres d’Ilya sont complètement différentes, comme une prédiction de l’avenir. Ces bateaux d’enfants ont fini par devenir le bateau militaire [russe] qui a été maudit [par les marins ukrainiens]. Ce n’est pas ce qu’il avait en tête. Lorsque nous avons réalisé Le Pavillon rouge, nous redoutions que l’URSS reviendrait, mais nous espérions que cela n’arriverait pas. Trente ans plus tard, elle est de nouveau là. C’était un fantasme, mais aussi une peur du retour de l’URSS, du régime totalitaire.
Nous ne pensons pas qu’il soit possible d’y construire un avenir démocratique. L’utopie est un mot qui ne peut être concrétisé, surtout dans un pays comme la Russie, car il y a une certaine forme d’inertie. D’un côté, il y a beaucoup de gens incroyablement talentueux. De l’autre, c’est un pays qui, de temps en temps jette ou détruit ces talents. C’est arrivé avec la révolution. Cela s’est produit en 1937 et après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’un grand nombre de personnes sont restées à l’Ouest, ont quitté l’Union soviétique, sont mortes ou ont été à nouveau emprisonnées. Et c’est ce qui se passe maintenant.
Les choses avait l’air de s’être détendues et que quelque chose de nouveau avait commencé. Des ponts amicaux ont été construits, des musées ont partagé leurs connaissances et leurs pratiques, des Russes sont allés travailler à l’étranger, des spécialistes sont venus en Russie. Quelque chose était en train de se faire. Et voilà que tout tombe soudainement dans un abîme. Pendant une très longue période, la Russie va devenir un agresseur, l’ennemi de l’humanité. Pour quelle raison ? Quand un pays en détruit complètement un autre, sans se soucier des victimes, il souffre et meurt aussi. C’est ce qui se passe actuellement. L’Ukraine et la Russie ont été détruites.
Il y a beaucoup de discussions douloureuses sur les médias sociaux en ce moment entre les conservateurs ukrainiens et russes pour savoir si l’art russe a le droit de s’exprimer après l’invasion de l’Ukraine...
D’un côté, je comprends [le point de vue ukrainien]. On m’a récemment dit que je ne parlais pas assez de la souffrance en Ukraine. Pour moi, toute guerre - tout meurtre d’hommes, de femmes et d’enfants - est inacceptable, quel que soit le pays, qu’il s’agisse d’Israël, de la Palestine, de l’Irak ou de l’Afghanistan. D’autant plus en Russie et en Ukraine, les deux pays dans lesquels j’ai vécu, dont je suis originaire. Mais je venais d’un pays, l’Union soviétique, dans lequel tout le monde faisait semblant de s’entendre. Je ne fais pas référence au système totalitaire, qui est la raison pour laquelle je suis partie, je ne suis jamais revenue et je ne reviendrais jamais. Je ne reviendrais pour aucune raison, quelle qu’elle soit, parce qu’inconsciemment, j’ai toujours craint que tout puisse se répéter. Et c’est précisément ce qui se passe maintenant.
L’art doit unir les gens. L’art n’appartient ni à l’Ukraine ni à la Russie. La culture doit être protégée par tous. La mémoire culturelle et le patrimoine culturel sont ce qui nous distingue des animaux. Aujourd’hui, il est détruit des deux côtés. Il est physiquement détruit par les Russes en Ukraine. J’aimerais dire que ce ne sont pas les Russes mais des mercenaires, mais je crains que les Russes ne participent activement à ces massacres. Le patrimoine culturel d’une autre nation est détruit. Personne ne veut comprendre cela, mais ceux qui le veulent quittent la Russie aujourd’hui. Beaucoup de gens en Russie ne veulent pas croire ou comprendre ce qui se passe.
Que va-t-il advenir pour le monde de l’art russe ?
J’ai lu que des expositions en appartement sont à nouveau organisées dans de petites villes de Russie. Les artistes apportent leurs tableaux et invitent les gens à les voir gratuitement. Nous sommes revenus au Moscou des années 1960 et 1970. La boucle est bouclée. Cela signifie que l’art non officiel va réapparaître. Nous aurons un nouveau monde non officiel de nouveaux Kabakov, Bulatov, Vassiliev, Komar et Melamid...
J’ai reçu aujourd’hui un courriel très intéressant d’un artiste moscovite qui a deux fils et qui sera probablement contraint de quitter la Russie parce qu’il a monté une exposition de portraits de personnes qui ont été arrêtées. Il m’a demandé ce qu’il devait faire. Je lui ai répondu qu’il devait penser à ses enfants car ils vont souffrir. Il m’a dit qu’il avait lu toutes les interviews que nous avons données, Ilya et moi, et tout ce que nous avons écrit, parce qu’il veut comprendre comment créer des œuvres à plusieurs niveaux dans lesquelles il n’est pas toujours possible de reconnaître ce qu’il y a à l’intérieur - pour qu’elles ne soient pas manifestement antigouvernementales. Ma réponse est que l’art doit toujours être comme ça. Il ne peut pas être direct ou unilinéaire, il doit être complexe. Les gens ne sont pas si bêtes. Tout n'est pas noir ou blanc. Nous sommes des personnes à multiples facettes. C’est ce qui fait de nous des humains.
Le problème est que tous les artistes vraiment talentueux sont partis. Ils sont tous connus ici, mais ils ne se trouvent pas là-bas, en Russie. Un article très intéressant est paru récemment dans une publication russe sur « 100 artistes russes vivants que vous devriez connaître ». Il y est dit « Ilya Kabakov détient toujours le titre d’artiste russe numéro un ». Je pense qu’ils se sont peut-être empressés de le revendiquer comme un artiste russe afin que l’Ukraine ne le revendique pas.
Mais je voudrais répéter ce que j’ai déjà dit : nous nous considérons comme des artistes internationaux, nés en Union soviétique et vivant aux États-Unis d’Amérique.