Au Centre Pompidou, à Paris, Tatiana Trouvé montre un ensemble de dessins inédits dans une vaste installation qui met en perspective ses recherches graphiques comme matrice de son œuvre. Nous l’avons rencontrée alors qu’elle préparait ce « Grand Atlas de la désorientation ».
Dans votre atelier où nous parlons, votre chien Lula est couché sur un gros coussin, et le canari Pioupiou vole d’une étagère à l’autre. Vivre avec ces deux animaux change-t-il votre rapport au monde ?
Oui, bien sûr. Je les ai tous deux trouvés dans la rue. Eux et moi partageons le même monde, mais ne le percevons pas de la même façon. Nous voyons un arbre comme du bois, parfois il porte des fruits, l’un y voit aussi une maison avec des insectes pour se nourrir, tandis que c’est pour l’autre un endroit où marquer sa présence et des herbes qu’il mange à son pied... Nous partageons le même monde et le même espace, mais nous ne percevons pas les mêmes signes.
« Le Grand Atlas de la désorientation » évoque à la fois la géographie et l’Atlas mnémosyne de l’historien d’art Aby Warburg. Autrement dit l’espace et le temps. Que voulez-vous dire par cette « désorientation » ?
C’est un titre voyageur dans mon travail, qui consiste à cartographier ce qui ne l’est pas. Il s’agit d’abord du titre d’une œuvre, qui est devenu celui d’une installation, puis d’une exposition à Tel-Aviv. Cela renvoie à la création, à mon rapport à l’atelier : comment se désoriente-t-on, pour percevoir autre chose. La désorientation est un état de perception qui nous demande une autre lecture des signes qui nous entourent et nous engage donc à nous relier autrement.
Qu’y avait-il dans cette première exposition à Tel-Aviv ?
Je montrais des cabanes en carton, que j’avais reproduites en bronze gravé et qui racontaient en partie l’histoire de la Terre, sur les plans géologique, physique, biologique... mais aussi l’histoire des migrations sur la Terre : les choses ne sont jamais fixes. L’idée de cartographier ce qui n’est pas cartographiable était déjà là.
Au Centre Pompidou, le dessin apparaît comme la véritable matrice de toute votre œuvre. Est-ce ainsi que vous formulez les choses ?
On connaît peut-être davantage mes installations, mais je ne fais pas de différence entre ma pratique du dessin et celle de l’installation. J’ai utilisé un papier coloré dont j’ai dissous l’encre avec de l’eau de Javel : les taches qui apparaissent sont le guide qui me permet de dessiner, comme lorsqu’on lit dans le marc de café. Sur le sol en Viroc [matériau composite à base de ciment et de bois compressé recyclés], il y aura un grand dessin composé de différents diagrammes et de relevés de parcours, parmi lesquels des dream charts qui reprennent en partie des déplacements rituels effectués par les Warlpiri, des Aborigènes d’Australie. Pour mes recherches, je me suis basée notamment sur le travail d’une ethnologue française, Barbara Glowczewski, l’auteure entre autres du livre Rêves en colère [Plon, 2004], qui a vécu longtemps aux côtés des Aborigènes. Il y aura aussi des cartes des trajets qu’effectuent les fourmis pour rejoindre leurs terriers en contournant des obstacles, et des parcours de neutrinos, particules pouvant traverser la matière, les lignes d’erre de Fernand Deligny ou encore des cartes olfactives de loups... Ce dessin sera composé sur place.
Comme d’autres artistes, vous éprouvez une fascination pour les formes énigmatiques qui surgissent des taches...
Il y a une grande histoire de la tache en art, mais aussi en dehors de l’art. On lit par exemple dans le marc de café ou dans des huiles... À l’époque des premiers appareils de photographie, les révélations et les taches étaient interprétées comme des fantômes.
Votre père était architecte et artiste au Sénégal, où vous avez grandi. La pratique du dessin a-t-elle toujours été une évidence pour vous ?
C’est un peu comme pour tous les enfants d’écrivains ou de musiciens : on m’a tout de suite mis des pinceaux et des crayons dans les mains. Ensuite, pour gagner un peu d’argent, ma sœur et moi, nous avons appris à dessiner des plans au Rotring...
Alors qu’est-ce qui a déclenché votre décision de devenir artiste ? Je suis entrée aux Beaux-Arts, à la Villa Arson [Nice], par facilité. Un an après, la découverte du travail d’Alighiero e Boetti a été un déclic. J’ai vu ce verre posé sur le sol, qui s’intitulait Rien à voir, rien à cacher. Réussir à faire entrer les personnes dans une autre dimension juste avec une parole et un matériau m’a semblé si fort et si poétique que j’ai pensé que cela valait la peine de devenir artiste pour aller ailleurs.
Le dessin s’est-il tout de suite imposé à vous ?
Le dessin me servait à concevoir mes sculptures, qui étaient réalisées en perspective. C’étaient en quelque sorte de fausses sculptures, ou de faux dessins. Le dessin a donc toujours été à l’œuvre dès le départ.
À la Biennale d’art contemporain de Lyon, en 2015, vous aviez également montré des dessins dans l’espace. Procédez-vous de la même façon au Centre Pompidou ?
À Lyon, le dessin entretenait un lien très fort avec l’architecture. J’avais conçu de grandes grilles comme des traits qui reliaient les dessins entre eux. Aujourd’hui, je fais appel à d’autres formes d’accrochage : ce sont plutôt des images suspendues, qui flottent dans l’espace. Tous mes dessins sont marouflés sur de la toile et accrochés recto verso sur des châssis. Cela correspond à l’idée qu’un dessin ne se lit jamais seul, mais en lien avec d’autres choses. De plus, je voulais que l’on soit très désorienté, face à des œuvres présentées à 2,20 mètres de haut et d’autres très bas sur le sol.
L’exposition reflète-t-elle un état des lieux de votre dessin ?
L’exposition est accompagnée d’un catalogue raisonné de mes dessins, de 1990 à aujourd’hui. J’expose quatre grands nouveaux dessins et d’autres plus anciens, qui remontent jusqu’à 2007. Mon rapport à ce médium a beaucoup changé avec ces grands formats. L’échelle physique à laquelle je me suis confrontée m’a amenée à revisiter d’autres types d’espaces. Je pense que les grands dessins feront partie de la série des Dessouvenus, car ils témoignent de ce principe qui consiste à effacer l’encre du papier avec de l’eau de Javel : je procède par effacement pour faire surgir de nouvelles choses.
Quel lien faites-vous entre l’exposition du Centre Pompidou et votre installation Les Résidents, un projet hybride que vous avez réalisé en ligne et sur l’île anglaise d’Orford Ness pour l’exposition de groupe « Afterness » ?
C’est un projet auquel je tiens beaucoup, que j’ai fait avec très peu de moyens en pleine pandémie. Ma rencontre avec James Lingwood, le codirecteur d’Artangel 1, a été déterminante. Cette île a servi de base d’expérimentation pendant la Seconde Guerre mondiale. Depuis, elle a longtemps été fermée au public, car jugée dangereuse, puis elle est devenue un site protégé, et la nature y a repris ses droits. Aujourd’hui, seuls des biologistes et des archéologues y ont accès. Là-bas, on se croirait dans une scène d’un film d’Andreï Tarkovski. C’est irréel. James Lingwood m’a proposé en 2021 d’y concevoir une installation. J’ai choisi le Lab One, une longue cuve ayant servi à des expé- riences pour fabriquer des bombes. L’installation compte un ensemble de sculptures et de pièces sonores, dont certaines sont montrées au Centre Pompidou.
La galerie du Centre Pompidou où vous exposez donne sur la rue, un espace idéal pour vous qui accordez une grande importance dans votre œuvre aux rapports entre intérieur et extérieur. Quel usage en faites-vous dans l’exposition ?
Un moineau passe devant la fenêtre, se pose sur une branche du figuier de la cour... les moineaux sont rares aujourd’hui, ils sont même en voie de disparition dans certains lieux. Mais revenons à la question ! Au début, je me suis dit que ce cube en verre était idéal, mais c’était sans compter les normes lumineuses selon lesquelles les dessins doivent être montrés dans les musées. Malheureusement, je ne pouvais pas laisser entrer la lumière du jour dans l’exposition. Alors j’ai fait mettre des rideaux derrière lesquels on percevra les sculptures en contre-jour, comme des dessins. L’intérieur sera donc plus sombre et, de l’extérieur, on apercevra une exposition de sculptures.
À quel moment avez-vous commencé à vous intéresser aux travaux des architectes Ugo La Pietra et Carlo Scarpa ?
C’est venu assez tard. La phrase d’Ugo La Pietra « habiter, c’est être partout chez soi » m’a beaucoup marquée. Pour lui, habiter, c’est déambuler, migrer, changer de point de vue, parcourir : c’est une dynamique. Cette phrase résonnait aussi avec une actualité politique et la montée de nationalismes. Quant à Carlo Scarpa, ce qui m’intéresse chez lui, c’est la façon dont il invite des éléments considérés comme hostiles à l’intérieur de ses architectures. À Venise, par exemple, au lieu de dresser des remparts contre l’eau, il la fait entrer et l’intègre dans ses constructions.
C’est une façon de se nicher comme un oiseau dans les architectures anciennes...
Tout à fait. Il s’agit d’entrer dans l’ancien en mariant les époques sans qu’elles ne se neutralisent les unes les autres. Le dessin s’y prête bien. Je dessine très lentement. C’est parfois une bataille, alors que d’autres fois, c’est comme si j’étais portée par le dessin. Pendant que je monte des gammes de gris, mon esprit vagabonde dans différentes temporalités. Cela influe certainement sur les décisions que je prends.
Les rituels sont-ils importants pour vous ?
Je ne les pratique pas dans mon travail, mais ce qu’ils peuvent produire retient mon attention. Je me suis intéressée à la transe après avoir rencontré Corine Sombrun, à l’invitation d’ Ann Veronica Janssens. On retrouve dans certains aspects de sa pratique des états auxquels des artistes peuvent être confrontés lorsqu’ils travaillent : cette manière de se relier différemment au monde. Quand on est véritablement à l’intérieur de son travail, on est à la fois éveillé et dans un état flottant, coupé du monde, qui peut être très mélancolique ou très joyeux.
Il y a une résonance avec les traditions des griots de votre enfance au Sénégal...
À Dakar, il y a les djinns, des présences surnaturelles qui existent dans une grande partie de l’Afrique. Ce sont les griots qui m’ont sensibilisée à la question du temps. Quand j’étais enfant, ils venaient devant notre maison et nous chantaient nos ancêtres. Ils ont une cartographie précise de toutes les familles et des lieux qu’elles ont habités. Mon enfance en Afrique a été marquée par cette relation très forte au temps comme quelque chose d’ouvert, qui ne correspond pas à la manière occidentale de s’y conformer. Une invitation à dîner est ouverte. Une invitation est une invitation, peu importe quand... Le temps est quelque chose que l’on mesure, mais qui n’existe pas.
Un fil court dans vos expositions, ce sont les Gardiens, dont la présence se perpétue depuis une dizaine d’années...
J’avais envie de réaliser des pièces bienveillantes, qui sont là pour garder d’autres œuvres et se relient à la communauté qu’elles gardent. Ce sont également des témoins, qui portent des indices de présences, de lectures... des regardeurs invisibles.
Au Centre Pompidou, où ils sont montrés pour la première fois, vos Gardiens font aussi écho au fait que les premiers gardiens des salles, en 1977, étaient tous des artistes.
L’un de mes premiers jobs a été d’être gardienne à Beaubourg !
La série de dessins From March to May, montrée au début de l’exposition, réunit un ensemble de travaux de confinement : pendant les mois les plus durs de cette période, vous avez dessiné sur des unes de journaux, comme pour faire entrer le monde dans votre atelier. Comment avez-vous composé ces associations très fantomatiques entre ces unes et vos dessins ?
C’est la une de Libération « Le jour d’avant » – qui évoquait le film catastrophe Le Jour d’après [2004] – qui m’a inspiré le début du projet. La seule façon de s’informer sur ce qui se passait ailleurs, c’était de lire les journaux, et non de consulter les réseaux sociaux, où l’on parle surtout de soi. Toutes ces unes se ressemblaient, indiquant le nombre de morts, et j’ai commencé à les collectionner. Tout était en ligne, il n’y avait plus de sorties papier. Je les ai imprimées sur les chutes de mes grands dessins, en choisissant des journaux garants d’une certaine liberté d’expression et d’un certain sérieux. Mes dessins dialoguent avec l’actualité, avec les titres et les images de ces unes des journaux, avec des éléments de mon quotidien, avec les inégalités sociales et les protestations qui se sont renforcées lors de la pandémie.
Vous exposez simultanément dans l’espace de la galerie Gagosian qui donne sous les arcades de la rue de Castiglione, un lieu très italien qui permet également ce jeu entre le dedans et le dehors...
Alors là, mon inconscient a beaucoup parlé ! Et c’est vrai que cet espace a un côté très italien ! Mais, consciemment, j’ai choisi ce lieu parce qu’il permet de voir l’exposition de l’extérieur. J’aime que l’on ne soit pas obligé d’y entrer. J’ai mis sur le mur un tirage papier d’un dessin présenté à Beaubourg et des sculptures devant. Les sculptures deviennent le prolongement de l’espace du dessin, alors qu’au Centre Pompidou, c’est l’inverse.
« Tatiana Trouvé. Le Grand Atlas de la désorientation », 8 juin-22 août 2022, Centre Pompidou (galeries 3 et 4), place Georges-Pompidou, 75004 Paris.
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« Tatiana Trouvé », 8 juin-3 septembre 2022, Gagosian, 9, rue de Castiglione, 75001 Paris