Vous achevez actuellement la préparation de votre exposition rétrospective au Museum of Modern Art (MoMA). Où en êtes-vous aujourd’hui ?
À une étape très excitante. Toutes les caisses sont arrivées à New York ainsi que les autres éléments de l’exposition, y compris les grandes photographies qui sont transportées roulées dans des tubes. C’est une façon économique et écologique d’expédier les œuvres, une méthode que je connais et que j’utilise depuis le début des années 1990.
Toutes les œuvres proviennent elles de l’atelier ou y a-t-il des prêts venant d’ailleurs ?
Pour les expositions dans les musées, les œuvres proviennent toujours de l’atelier. Cela permet de réduire l’empreinte carbone en termes de transport et d’avoir plus de liberté avec les niveaux d’éclairage dans l’exposition. J’aime montrer mes tirages dans des espaces plutôt lumineux et je ne veux pas me soucier de leur conservation. Le fait de les exposer en pleine lumière pendant trois mois ne pose généralement pas de problème, mais, au cas où, je préfère assumer l’entière responsabilité de l’état de l’œuvre et ne pas impliquer une tierce partie.
En d’autres termes, vous préférez éviter le type de responsabilité qui incombe aux musées au nom de la postérité ?
Exactement. L’artiste n’a pas le droit de toucher aux œuvres qui sont prêtées, même s’il les a réalisées. La question est complexe, c’est une constellation de facteurs. Il y a, par exemple, le cas inverse où les œuvres s’abîment parce qu’elles ne sont pas assez exposées à la lumière. Ainsi, une photographie couleur doit être exposée à plus de 50 lux. Je me préoccupe de la question de l’objet, de sa préservation et de la manifestation de l’œuvre elle-même depuis le début des années 1990, lorsque j’ai inventé le tirage à jet d’encre réimprimable. On n’avait jamais montré une photographie de façon aussi délicate, ouverte et non protégée. Par mesure de précaution, j’ai décidé que, lors d’une vente, un tirage serait accompagné d’un certificat, et que les données sources de l’image seraient remises au collectionneur, afin qu’un nouvel exemplaire puisse être imprimé au cas où le premier viendrait à être endommagé. J’aime ce contraste d’un tirage magnifique, mais qui est non signé et disparaîtra probablement – je vois cela un peu comme une analogie avec la vie, nous ne pouvons pas tout garder. D’un autre côté, grâce à la technologie, il y a toujours la possibilité d’imprimer un nouveau tirage cinq ou dix ans plus tard. Et si la technologie s’améliore, je suppose que l’impression s’améliorera aussi !
Que diriez-vous si, dans quelques années, la technologie évoluait tellement que par cette « amélioration » l’apparence de votre tirage en était modifiée ?
Elle sera légèrement modifiée, ce n’est pas une question de « si », mais l’alternative consistant à la protéger à tout prix, à la garder dans des conditions déterminées et à l’encadrer signifierait à mon sens une plus grande altération qui ne serait pas fidèle à mon intention artistique.
Dans mon cas, les choses sont encore plus complexes, car j’encadre certaines de mes impressions. Les grandes œuvres à jet d’encre existent en deux versions : l’une non encadrée, l’autre montée et encadrée. Je les considère comme des œuvres individuelles distinctes. L’image est la même, mais pas les objets. Cela peut sembler contradictoire, ou du moins paradoxal, mais la vie est ainsi faite ! Je veux affirmer qu’elles sont différentes, qu’elles sont indépendantes l’une de l’autre, mais que ce sont deux manières valables de voir une œuvre.
Comment décidez-vous de la forme et des dimensions à attribuer à chaque tirage ? Les connaissez-vous dès le moment où vous prenez la photo, ou ces choix se produisent-ils une fois que vous sélectionnez les images à l’atelier ?
Les grandes pièces photocopiées en noir et blanc, que je ne pratique plus tellement actuellement, mais qui ont joué un rôle important entre 2005 et 2014 environ, ont été réalisées avec une technique d’agrandissement en noir et blanc, et je n’ai jamais montré les photographies couleur originales. Les œuvres abstraites, produites sans appareil photo, sont également faites avec une seule technique en tête. Pour toutes les œuvres que j’exécute avec un appareil photo, je décide de la forme, puis des dimensions à l’atelier. Elles fonctionnent le plus souvent selon cette matrice, que j’ai établie, de trois formats et de deux modes de manifestation différents – encadrées ou non encadrées.
Comment avez-vous vécu l’expérience de revenir sur votre œuvre pour cette grande rétrospective ?
Depuis mes débuts, j’ai toujours gardé des œuvres plus anciennes comme partie intégrante de mes nouvelles expositions. Cela vient d’une idée personnelle selon laquelle, si j’aime quelque chose aujourd’hui, il n’y a aucune raison pour que je ne l’aime plus dans dix ans. Et si je ne l’aime plus, je me demande pourquoi mon jugement a changé. Je revisite constamment mon travail pour évaluer ma propre perception et mon jugement. Car c’est aussi de cela que parle mon œuvre en premier lieu : il s’agit d’un côté du plaisir de voir, de jouer, mais également, de l’autre, d’une réflexion conceptuelle sur ce qu’est la photographie et les raisons pour lesquelles je prends des photos. C’est une situation non statique, car il n’y a pas de réponse définitive à la question « pourquoi prendre une photo ? ». La seule question à laquelle il est possible de répondre est « pourquoi la faire maintenant ? ».
J’ai toujours eu un profond intérêt pour le temps ; depuis l’adolescence, je suis fasciné par l’histoire récente, les changements dans la mode, la musique… Quand j’avais 10 ou 11 ans, j’ai acheté un disque des Beatles qui datait de six ans auparavant, cela me semblait ancien. Je ne me suis pas intéressé au punk lorsqu’il est apparu parce que j’étais trop jeune. Cinq ans plus tard, il y a eu la new wave, tout cela se passait dans un certain contexte, dans le temps et dans l’espace. Et si vous faites un zoom arrière, vous voyez des changements politiques plus importants. Adolescent et depuis lors, je me suis senti et me sens toujours très connecté à ce processus.
Il est intéressant que vous vous référiez d’abord, spontanément, à la musique et à l’histoire au sens large. Aviez-vous une conscience similaire des changements dans les arts visuels ?
Mon intérêt était principalement concentré sur la société, le contexte politique et la pop culture, mais je m’intéressais aussi à ce que l’on appelle les beaux-arts. J’étais conscient de ce qui se passait dans les musées autour de moi en Rhénanie – j’ai grandi à Remscheid. Au milieu des années 1980, j’avais connaissance des œuvres de Joseph Beuys, Gerhard Richter, Sigmar Polke par exemple, et je percevais l’aura qu’avaient ces objets, isolés sur des murs blancs. Je sentais simplement que je n’avais pas besoin de peindre mes images.
Votre exposition au MoMA se tiendra sur l’ensemble du sixième étage du musée. Je sais que vous aimez anticiper autant que possible l’accrochage et que vous utilisez des maquettes pour cela. Cependant, le fait d’être sur place jouera certainement un rôle.
J’essaie toujours d’être aussi bien préparé que possible, mais également d’être capable de réagir à l’espace une fois sur place. J’ai remarqué, au fil des ans, que les gens répondaient très fortement à la façon dont j’activais les espaces, que ce soit au Palais de Tokyo, à Paris, en 2002, ou cette année, au Mumok [Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig], à Vienne – l’exposition la plus longue qui m’ait été consacrée. Je veux m’assurer que le poids de ce moment important de ma carrière, une exposition au MoMA, ne me paralyse pas et ne m’empêche pas de gérer l’espace avec toujours autant de joie et d’amusement. En même temps, je veux évidemment être sensible au rôle que joue le musée en matière d’histoire de l’art, et j’accepte donc qu’il s’agisse d’une exposition rétrospective, et non d’une exposition pour laquelle je peux choisir tel ou tel angle ou faire telle ou telle démonstration. Même si j’aime faire se croiser les lignes du temps, la chronologie m’importe, j’ai un sens aigu de son mouvement linéaire, donc l’exposition est organisée dans une progression chronologique. De plus, si l’on considère que des visiteurs·euses de 25 ou 35 ans n’ont jamais vu d’exposition de mon œuvre ou ne savent pas à quoi ressemblait une exposition au début des années 2000, et, plus généralement, que tout le monde n’a pas vu mes expositions précédentes, les salles du MoMA traduiront l’atmosphère de ces époques, sans pour autant en faire des reconstitutions. Elles permettront aux visiteurs·ses de faire l’expérience de l’évolution de mon travail, de la façon dont des éléments nouveaux, comme les paper drops, se sont sans cesse ajoutés, et de la manière dont ces inventions ont émergé. Dans le même temps, une certaine continuité doit être visible, ainsi les scènes de vie nocturne ne sont-elles pas regroupées dans un seul endroit, mais réparties tout au long de l’exposition. J’espère que toutes ces choses que j’ai constamment en tête et qui ne m’ennuient jamais, la vie nocturne, les textures, les plis de tissus, les portraits créeront un parcours intéressant sur les 1 700 m2 de l’exposition, et que cette continuité sera stimulante plutôt que répétitive !
Vous semblez particulièrement attentif à la réception de votre travail.
Je le suis toujours, mais cela ne me conduit pas à me plier à un consensus imaginaire. Penser à son public ne signifie pas nécessairement que l’on ne veut pas lui lancer de défis. Il peut être dangereux de trop anticiper les attentes du public. D’un autre côté, je n’aime pas travailler contre le public. Je vois parfois des positionnements artistiques qui sont ostensiblement antipublic. Chaque artiste peut évidemment avoir sa propre approche et ses propres raisons qui déterminent la relation entre objet et spectateur·trice. Pour moi, il doit s’agir d’un dialogue qui me permet d’être idiosyncrasique. Je fais ce que j’ai envie de faire de toute façon, mais j’ai la conviction personnelle que si je fais ce qu’il y a de mieux, ou du moins ce que je ressens comme tel, tous les publics pourront en profiter. Au MoMA, par exemple, les visiteurs·euses peuvent accéder à toutes les expositions du musée avec le même billet. En d’autres termes, un grand nombre de visiteurs·euses sont susceptibles de se retrouver dans mon exposition sans l’avoir prévu. En ce sens, il y aura probablement beaucoup de rencontres inattendues avec mon travail.
Vous aimez aussi vous lancer des défis qui vous conduisent régulièrement à de nouveaux départs, comme vos expériences en chambre noire.
J’ai la chance que ma carrière, du moins est-ce ainsi que je la vois de l’intérieur, se soit développée sous la forme d’une évolution plutôt que d’une révolution. Je n’ai jamais eu le sentiment que je devais briser un moule ou jeter des travaux anciens pour en faire de nouveaux. Laisser l’appareil photo de côté et faire des images avec uniquement de la lumière sur du papier photosensible n’a été pour moi qu’un petit pas à franchir, car j’ai été conscient, dès le départ, que le papier photographique couleur était un outil magique. Si vous n’êtes pas sensible à ces choses-là, vous pouvez simplement accepter qu’il y ait beaucoup de photos dans ce monde et que, oui, c’est ce qui se passe avec ce support.
Mais j’essaie toujours de creuser un peu plus et de comprendre comment ces couleurs arrivent sur le papier. Dès que l’on réfléchit, par exemple, à la façon dont l’objectif réfracte la lumière sur la surface du papier, on se rend compte que ce phénomène est le résultat de l’ingéniosité humaine comme des merveilleux pouvoirs des lois physiques. Ainsi, si l’on prend les photos de Concorde, à l’époque, je pensais déjà que les bleus et les roses n’étaient pas vraiment le ciel, mais des colorants photographiques. Le saut a alors été pour moi de vouloir comprendre ce qui se passait si l’on exposait uniquement certaines couleurs de la lumière sur du papier, et pourquoi cela pouvait parfois ressembler au ciel, parfois non. Cela fait partie d’un dialogue qui s’est déroulé tout au long du XXe siècle.
Diriez-vous que votre intérêt de longue date pour l’astronomie est également lié à ce dialogue ?
Pour moi, l’astronomie renvoie vraiment à la question des limites du visible, à ce que nous pouvons discerner visuellement. Est-ce du bruit ou de l’information reconnaissable ? C’est aussi une enquête sur les instruments optiques que nous utilisons, d’abord l’œil – qu’est-ce que l’œil ? que fait-il ? comment voit-il ? –, mais également les télescopes, les capteurs, les films, etc. L’enquête scientifique est, je crois, quelque chose de sensuellement merveilleux. Même si ces images sont souvent au bord du néant.
Pensez-vous que la conscience de l’échelle cosmique puisse provoquer un sentiment de vertige, mais aussi, peut-être, d’humilité ?
Ma démarche, qui consiste à faire des images, à essayer de dépeindre ce que cela fait d’être en vie aujourd’hui, est fondée sur une humilité provenant d’un regard plus large sur les choses ; toutes ces choses qui me préoccupent grandement sont, dans un contexte très vaste, au fond assez dérisoires, mais, en même temps, cela me fait y tenir plus encore.
Et vous avez donc intitulé votre prochaine exposition « To look without fear ».
C’est une phrase que j’ai souvent prononcée dans des conversations ou des conférences. Elle est ancrée dans l’idée que nous devrions utiliser nos yeux librement. C’est un encouragement, mais aussi une exigence : nous devrions être autorisés à utiliser nos yeux librement. Pensez au photojournalisme, par exemple, ou aux adolescents qui sont en train de grandir. Chacun devrait être autorisé à regarder les choses avec la plus grande liberté. Cette phrase est également un espoir que les spectateurs·trices – et moi-même d’ailleurs – puissent adhérer à ce que nous voyons et y être ouverts. Par les temps qui courent, j’espère que cela ne passera pas pour de la naïveté ! Il y a évidemment beaucoup de choses à craindre, mais je veux vraiment que cette phrase soit un encouragement. Comme le dit le célèbre dicton, nous n’avons rien de plus à craindre que la crainte elle-même.
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« Wolfgang Tillmans. To look without fear », 12 septembre 2022-1er janvier 2023, The Museum of Modern Art, 11 West 53rd Street, New York, NY10019, États-Unis.