L’histoire de l’art était-elle pour vous une évidence ?
Du tout. Je voulais devenir philosophe. J’ai donc étudié à Caen puis à Paris, tout en effectuant des remplacements dans les collèges – des cours de rattrapage – pour financer mes études. L’année de mes 25 ans, lors d’un voyage en Italie, en visitant le Museo di Capodimonte à Naples, j’ai été bouleversé par la Crucifixion de Masaccio. À ce moment-là, tout a basculé. De retour à Paris, j’ai décidé d’étudier l’histoire de l’art à l’université Paris 4. Ce sont les professeurs qui ont rendu l’histoire de l’art indispensable à ma vie. Je n’aurais manqué pour rien au monde les cours d’André Fermigier, tant il était passionnant. Mais aussi ceux de Bernard Dorival, de Claude Mignot et bien sûr de Bruno Foucart qui, dans sa folie géniale, est peut-être l’un des professeurs qui a le plus marqué ma génération. Il faisait par exemple des cours contre la Pyramide [du Louvre] de Ieoh Ming Pei ! Je me souviens d’un voyage avec Fermigier et Foucart, nous allions dans un village qui abritait une église du XVIe siècle et un monument aux morts de 1914. Étant passionné par ce monument, Bruno Foucart en disait des choses très intéressantes…oubliait la façade Renaissance de l’église. Ces moments étaient vraiment formateurs. Avec eux, j’ai compris la Renaissance, l’architecture du XVIIe siècle, les avant-gardes du XXe siècle et le XIXe siècle – alors encore méprisé. Ils m’ont surtout appris que, quelle que soit la période, on peut recourir aux mêmes méthodes d’analyse, ce qui m’a beaucoup aidé par la suite. Mais ni mon jugement ni ma culture n’étaient structurés comme ils le sont aujourd’hui. Jusqu’à l’âge de 30 ans, j’avais des doutes sur beaucoup de choses. Désormais, je prends des décisions en un fragment de seconde – il s’est passé quelque chose.
La psychanalyse ?
Non, l’histoire de l’art justement. Cet enseignement a remis les choses en place, car on procède à une sorte d’archéologie de soi même, d’autoanalyse, en recherchant les liens entre les objets, leur histoire, leur moment de création, leur signification, la transposition de leur signification au cours de l’histoire, la perte de leur sens au fil du temps. Cette véritable discipline intellectuelle a, pour moi, tout organisé – avec la littérature, la musique, la géographie, l’histoire, l’esthétique, la philosophie. Avant ce moment, j’étais dans une grande confusion. J’avais l’intuition de ce que je voulais faire, mais je n’en connaissais ni le nom ni la forme.
Cela passait aussi par le fait de rendre sa place à Anne-Louis Girodet ?
Je suis d’abord devenu un dix-neuviémiste en travaillant, comme me l’avait suggéré Jacques Thuillier, sur François-Édouard Picot, un peintre que tout le monde a oublié alors qu’il détermine ce siècle.
Juste après l’université, j’ai occupé des postes merveilleux. Le premier était un stage à Senlis, au cours duquel j’ai trouvé un tableau de Claude Vignon qui avait été roulé sous une porte menant au clocher de la cathédrale, pour empêcher l’air de passer. Je me suis surtout passionné pour Thomas Couture, dont j’ai retrouvé le projet pour la salle des États du Louvre.
Puis Bruno Foucart m’a dit que le musée Girodet [à Montargis] recherchait un conservateur. Ce furent sept années de ravissement, de 1992 à 1999. Je passais mes nuits à étudier les archives et la correspondance entre Anne-Louis Girodet et Henry de Triqueti, à apprendre sur ce peintre extraordinaire qui a tant compté dans ma vie, et sur la sculpture romantique. La directrice qui me précédait, Jacqueline Pruvost-Auzas, avait bien travaillé sur Girodet, mais tout restait à faire en ce qui concernait les sculptures, en particulier les plâtres. La collection Henry de Triqueti était dans un garage où il pleuvait sur le duc d’Orléans !
J’avais décidé de faire de Montargis le musée du Romantisme, tout en sachant qu’il était tombé dans « la trappe » entre le Louvre et le musée d’Orsay. C’était la « terra di Nessuno » [« terre de personne »], comme on dit ici – c’est toujours vrai. J’ai préparé une exposition sur Félicie de Fauveau au musée d’Orsay au moment où le Louvre achetait l’une de ses œuvres, mais ne lui aurait jamais consacré de rétrospective…
Le spécialiste de peinture que vous êtes a cependant beaucoup travaillé sur l’architecture et la sculpture…
Jacques Thuillier m’avait permis d’obtenir une bourse pour étudier à l’École française de Rome, en 1989-1990, l’environnement des artistes étrangers à Rome, à travers Girodet.
De retour à Montargis, je suis convoqué par Jack Lang, alors ministre de la Culture, qui me reçoit et me dit : « J’ai entendu parler de vous. Vous avez organisé un cocktail de fundraising dans les salles du musée Girodet, où du champagne était servi alors que tout le monde me dit qu’on ne peut pas faire entrer un verre d’eau dans les salles. Vous avez exposé un tableau des collections publiques françaises dans une banque. J’ai besoin de vous pour le château de Blois. » Un peu étonné, je lui réponds : « Je suis un dix-neuviémiste, et le château de Blois date du XVIe siècle – c’est ce que je croyais à l’époque. » Mais j’ai évidemment accepté.
J’ai non seulement compris qu’il est possible de relire la Renaissance à travers le XIXe siècle, mais je me suis trouvé béni des dieux lorsqu’une dame m’a appelé : c’était l’héritière de Jules de La Morandière, le chef du chantier de restauration mené par Félix Duban au château de Blois. Elle m’a parlé de cartons d’archives dont elle ne savait pas bien quoi faire. Tout était là ! Et cette correspondance a été publiée par les Archives de l’art français. L’exposition pionnière que nous avons conçue sur Félix Duban a aussi servi de fil conducteur pour la restauration de la galerie d’Apollon au Louvre – une précédente intervention de l’architecte.
Pour la sculpture, j’ai découvert dans les réserves, avec mon ami Jacques de Caso, quatre grands médaillons d’Auguste Préault. L’exposition « Auguste Préault, sculpteur romantique », organisée en 1997 au musée d’Orsay, au château de Blois et au Van Gogh Museum [à Amsterdam], est née de là.
N’avez-vous pas eu des velléités de vous rapprocher de Paris ?
Non, car j’avais découvert les États-Unis grâce à une bourse Focillon en 1994, et les méthodes des musées américains m’attiraient. En 1999, je suis parti travailler un an au Casva, à Washington, sur la représentation de l’enfance dans les tableaux de Girodet. Lors de la conférence qui clôturait cette année de recherche, le directeur du Cleveland Museum of Art m’a proposé de prendre la direction du département d’art européen. Mes amis démocrates de Washington et mon désir de m’occuper de cette extraordinaire collection m’ont incité à accepter. J’ai donc dirigé le département d’art européen et le département d’art américain tout en préparant une exposition Girodet – ce que j’avais négocié lors de la signature de mon contrat. Dès mon arrivée à Montargis, j’avais décidé de consacrer au peintre une exposition internationale. Elle s’est déroulée en 2005-2006, au Louvre, au Metropolitan Museum of Art [New York], à Chicago et à Montréal – j’avais alors quitté Cleveland et travaillais à l’INHA. En 2012, je suis reparti aux États-Unis pour diriger le département européen de l’Art Institute de Chicago pendant quatre ans.
Travailler dans deux des plus grands musées américains, qui possèdent des collections extraordinaires, m’a appris en profondeur le management, la recherche de sponsors, les relations indispensables avec les trustees, la priorité donnée au public… Et la rigueur intellectuelle est de mise dans les départements de conservation et de restauration.
Cela a aussi été l’occasion de susciter de très nombreuses acquisitions qui sont autant de merveilleux souvenirs. Par exemple, pour le Cleveland Museum of Art, le portrait de Louis XIII jeune par Frans Pourbus, la série des Muses de Charles Meynier, un très rare Fulchran-Jean Harriet, le portrait des frères Dassy d’Hippolyte Flandrin, le sublime Rêve de Salvador Dalí (1930) de la collection Noailles, ou January de Grant Wood. À l’Art Institute de Chicago, j’ai essayé de renforcer les écoles du Nord, avec une vue du Colisée de Franz Catel, la première version du Jeune Prêtre lisant (1836) de Martinus Rørbye, deux têtes idéales de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, un tableau de Guy Louis Vernansal, peintre rarissime du XVIIe siècle français, élève de Charles Le Brun, un important marbre de Félicie de Fauveau représentant sainte Rosalie, la célèbre Jungfer Lorenzen von Tangermüde de Christian Daniel Rauch, en bronze, argent et rubis. Le premier achat à Chicago fut une immense crèche napolitaine du XVIIIe siècle, que je considère comme l’expression la plus complexe du baroque méridional et qui, rétrospectivement, semble un présage…
Il y a eu en effet, en 2015, ce fameux concours de recrutement des grands directeurs des musées italiens…
Des amis napolitains m’avaient encouragé à postuler, mais je ne connaissais rien ni personne au ministère de la Culture en Italie. J’ai donc candidaté en ligne. Je n’aurais pas quitté l’Art Institute de Chicago pour un autre musée que Capodimonte. Naples n’a pas le sens du mesquin : ici, tout est gigantesque. Le plus grand parc urbain du pays (134 hectares), 124 galeries, 49 000 œuvres d’art qui vont du XIIIe siècle à l’art contemporain et incluent arts décoratifs, dessins, gravures, armurerie… Le sous-effectif en revanche est inquiétant : pas de directeur administratif, un seul fonctionnaire historien de l’art – le métier de conservateur n’existe pas en Italie. Au fil des ans, ils sont tous partis à la retraite, sans être remplacés.
Justement, comment passe-t-onde l’Art Institute à Capodimonte ?
Naples est la capitale de l’accueil. À Chicago, Riccardo Muti, qui dirigeait le Chicago Symphony Orchestra, m’avait dit : « Tu n’auras qu’une solution en Italie, tu devras créer ton île. » À Naples, il est une qualité qui surmonte tous les obstacles, c’est la passion des Napolitains. Le pays a le génie de se créer des difficultés. On va jusqu’au bord du gouffre, mais on trouve miraculeusement une solution pour éviter d’y tomber. Cela demande une énergie immense, dans une insécurité constante. Cette fragilité se conjugue à un autre paradoxe : la stabilité culturelle, qui fait de l’Italie un pays hautement conservateur. Lorsque nous avons confié à Santiago Calatrava la décoration en porcelaine de San Gennaro, l’église des employés de la Reggia qui se trouve dans le parc, l’ordre des architectes nous a tiré dessus à boulets rouges, nous reprochant de ne pas avoir restauré, mais « ajouté » une sensibilité contemporaine. Le cardinal de Naples nous a sauvés en proclamant, lors de l’inauguration de l’église, que sa spiritualité était restituée.
La première impression, en arrivant ici, c’est de constater à quel point le parc a changé...
Le ministre de la Culture avait décidé d’adjoindre la responsabilité du parc à celle du musée – soit 134 hectares, 36 kilomètres de chemins, 6 kilomètres de murs d’enceinte. Il était indispensable de proposer une vision, d’établir un master plan, un projet d’intention. Il fallait d’abord prendre soin des 400 espèces végétales qui proviennent de l’immense Empire espagnol de Charles III et des expéditions. Ce musée vivant de la botanique devait être repensé à travers son prisme patrimonial et historique, tout en l’ouvrant aux Napolitains. Nous avons fait restaurer les architectures végétales du jardin à la française et le dessin du jardin à l’anglaise, et sommes parvenus à restituer ce parc historique à la cité. Le master plan identifiait quatre missions : patrimoniale, botanique et écologique, digitale et sociale. Pour la mission sociale de ce parc historique gratuit – le seul en Italie –, j’ai fait confiance aux Napolitains et ai beaucoup appris d’eux. Par exemple, une vieille dame se plaignant de ne pouvoir s’asseoir m’a donné l’idée de la campagne d’adoption de bancs. Aujourd’hui, il y a plus de 240 bancs, offerts par différentes personnes, auxquels s’ajoutent des milliers d’arbres plantés et des fontaines destinées aux chiens. Nous avons aussi créé des terrains de football au bon endroit, avec de l’herbe synthétique recyclable, afin d’inciter les jeunes du quartier à éviter les pelouses qui jouxtent la Reggia. Nous avons aménagé des espaces de pique-nique, des aires pour les petits et les grands chiens, des terrains de cricket pour la communauté sri-lankaise – qui représente 20 % de la jeunesse émigrée à Naples. Aujourd’hui, les Napolitains se sont réapproprié le parc. C’est une réussite.
Plusieurs institutions sont en passe de voir le jour…
Parmi les dix-sept édifices que compte le domaine, la plupart avaient été restaurés sans projet d’usage. À présent, ils sont tous occupés ou en cours de transformation pour accueillir une école de jardiniers, un centre de recherche, une maison de la photographie, un espace d’exposition, un restaurant, des résidences d’artistes, une école de digitalisation… et même un centre de vaccination (dans l’ancienne faisanderie), qui sera reconverti, après la pandémie, en centre d’éducation sanitaire, diététique et de bien-être, incluant une école de créativité pour les jeunes Napolitains.
Enfin, le bâtiment face à la Reggia va devenir le Museo Lia e Marcello Rumma, abritant la formidable collection d’arte povera que nous a offerte la grande galeriste et collectionneuse Lia Rumma.
Nous n’avons pas encore parlé du Museo di Capodimonte…
C’est le cœur de notre première mission : « conservation et mise en valeur du patrimoine ». La politique des expositions a été définie dès 2017. Il y a des expositions expérimentales, comme « Depositi di Capodimonte. Storie ancora da scrivere » [« Dépôts de Capodimonte. Des histoires qui restent à écrire »], « Napoli Napoli. Di lava, porcellana e musica » [« Naples Naples. De lave, de porcelaine et de musique »], qui nous font réfléchir sur l’histoire que les musées retenaient et celle qu’elles évacuaient ; des monographies d’artistes liés à Naples d’une manière ou d’une autre ; et des manifestations réunissant l’art contemporain et la collection historique, telles qu’« Incontri sensibili ». Quant à la mission de digitalisation, qui modifie toute la gestion, mais aussi la communication des collections, c’est l’acte le plus démocratique depuis la création des musées.
D’importants travaux de la Reggia seront entrepris en 2023-2024, en partenariat avec Engie Italie, qui concernent les toitures (qui produiront 91 % de notre consommation éclectique), l’air conditionné, l’éclairage, les réserves, la collection Farnèse et les espaces d’accueil (entièrement digitalisés). Pendant cette fermeture, notre mission sera de continuer à faire connaître les collections de Capodimonte grâce à des expositions hors les murs, dont la principale sera « Le Louvre invite Capodimonte », à Paris, en 2023.
Que souhaitez-vous encore découvrir à Naples ?
Nous venons d’acheter pour Capodimonte les archives napolitaines de la famille Degas. Dans un texte merveilleux, Paul Valéry écrit qu’Edgar Degas, de bonne humeur, parlait et chantait en napolitain. Le napolitain ne s’apprend pas à l’école ! Pendant la Révolution, soupçonné de trafic sur les commerces du blé, le grand-père de l’artiste, Hilaire de Gas, avait quitté Orléans pour Naples, où il fonda une banque. Le père de Degas rentra à Paris pour en gérer la succursale française. Les archives permettent de comprendre que son mode vie grand-bourgeois provenait de Naples.
Par ailleurs, j’ai connu Naples en partie grâce à Girodet, dont je cherche toujours un tableau perdu, peint ici même. En 1790, accusé de sympathies jacobines – il était coiffé à la Titus –alors qu’il était pensionnaire à l’Académie de France à Rome, Girodet dut fuir à Naples, où son père adoptif lui avait conseillé de soigner sa syphilis auprès du docteur Domenico Cirillo. Directeur de l’hôpital des Incurables, ce grand médecin était un personnage extraordinaire. Une fois guéri, Girodet le remercia en lui offrant une peinture qui représente une autre « maladie de l’amour », la maladie d’Antiochus. Je présume que ce tableau n’a pas brûlé dans l’incendie de la maison Cirillo en 1799, car le portrait de Cirillo par Angelica Kauffman, auprès duquel il se trouvait, a survécu. Espérons, l’art nous survit toujours !