Quelques mois seulement après l’exposition organisée par le Palais Lumière d’Évian, celle du Nouveau Musée National de Monaco (NMNM) consacrée à Christian Bérard (1902-1949) tranche par son parti pris radicalement différent. D’abord par sa forme : la commissaire, Célia Bernasconi, et le décorateur Jacques Grange, à la mise en scène, ont choisi de préserver l’esprit de la villa Paloma, sur les hauteurs de la principauté, et casser les codes habituels des musées. Pour une visite plus fluide, aucun panneau explicatif n’est présenté et il faut se reporter au livret de visite pour consulter les cartels. Le parcours adopte une « lecture postmoderne et globale », résume Célia Bernasconi, faisant fi de la chronologie et des compartiments dans lesquels on range habituellement la production de « Bébé Bérard » : la mode, la scène, la peinture…
Cette approche transdisciplinaire ne bénéficie pas d’une scénographie théâtrale - à l'inverse de celle d'Évian, elle est au contraire sobre. L’un des clous du parcours est un hommage à Jean-Michel Frank autour des Noailles. Le NMNM a par ailleurs pu s’appuyer sur deux ressources précieuses : la soixantaine d’œuvres appartenant à Boris Kochno, directeur artistique des Ballets russes (un temps établis à Monte-Carlo) et compagnon de Bérard, dispersées aux enchères en 1991 à Monaco. « L’État monégasque a compris, à une époque où Bérard était oublié, son importance, et y a beaucoup acheté, notamment des dessins liés aux Ballets russes et des peintures », précise Célia Bernasconi. Le concours de Jacques Grange et du galeriste et collectionneur Pierre Passebon (Galerie du Passage, à Paris) a permis de décrocher de nombreux prêts privés. Ses œuvres sont en effet aujourd’hui dispersées chez les amoureux de l’artiste. L’exposition présente un saisissant portrait de jeune garçon, l’une des rares œuvres du Centre Pompidou. De son côté, le MoMA à New York conserve une œuvre majeure, qui n’a pas fait le voyage. Certaines pièces présentes n’ont que rarement été montrées, voire jamais, à l’instar, au deuxième étage, de quatre panneaux décoratifs sur les arts divinatoires datant des années 1930.
Foisonnante, documentée par de nombreuses photos représentant l’artiste à l’allure souvent bohème malgré son éclatant succès, l’exposition rappelle l’influence qu’il eut sur la façon de dessiner d’Yves Saint Laurent. L’artiste s’est quant à lui inspiré des peintres de la Renaissance, dont le Pérugin, comme l’attestent un panneau conçu pour la maison des Polignac à Paris ou encore un paravent créé pour Elsa Schiaparelli et dépeignant la Vierge Marie et deux pages. Une salle projette un incroyable extrait de La Belle et la Bête de Jean Cocteau, dont il dessina décors et costumes. Dans cette scène fantastique et hallucinatoire – Cocteau et Bérard étaient de grands consommateurs d’opium –, l’héroïne semble flotter sans fin au-dessus du sol, ce que n’aurait pas renié un Hitchcock…
Hors ce film, le plus troublant reste sans doute ses portraits et autoportraits, énigmatiques et fugaces comme le temps qui passe. Patrick Mauriès vient de replacer dans un ouvrage remarqué Bérard dans la grande famille des « Néo-Romantiques » débutant dans les années 1920, aux côtés notamment des frères Berman ou de Pavel Tchelitchev, figuratifs aux influences variées et qui échappent aux étiquettes. Faut-il aller jusqu’à faire de Bérard un artiste « queer » ? Certes, il est indéniablement « excentrique », comme le souligne le titre de l’exposition, tant dans son œuvre que dans son apparence. Il fait partie d’une même bande gravitant autour de Cocteau et des arts de la scène. Pour Célia Bernasconi, qui se réfère à l’ouvrage de l’universitaire Tirza True Latimer, Bérard fait bien partie de ces « Eccentric Modernisms » des années 1920-1930, avec des figures souvent proches de mécènes américains comme Gertrude Stein, transdisciplinaires, et souvent négligés par l’histoire. L’exposition du NMNM montre entre autres Bérard travesti en tragédienne pour rire – et même en hermaphrodite – croqué par Cocteau, ainsi que les fameuses photos de la Castiglione, qui passa sa vie à s’immortaliser en d’autres personnages, et devenue jadis une sorte d’icône gay. Une nouvelle approche à lire en filigrane au fil des salles, et davantage dans le très beau catalogue, pour comprendre un peu plus cet étonnant Bérard, trop tôt disparu.
« Christian Bérard, excentrique Bébé », jusqu’au 16 octobre, Nouveau Musée National de Monaco, Villa Paloma, 56 boulevard du Jardin Exotique, 98000 Monaco.
À lire
Catalogue NMNM/Flammarion, 300 pages, 65 euros.
Patrick Mauriès, Néo-Romantiques, éd. Flammarion, 256 pages, 39,90 euros.