Vous vivez à Lausanne depuis quinze ans. Pourtant, on vous connaît peu dans le milieu suisse romand des expositions.
Je me suis installé à Lausanne à l’époque d’Expo.02. Cette ville a longtemps été pour moi un hub à partir duquel j’ai conçu de nombreux projets ailleurs, mais avec peu de relais institutionnels. Impliqué dans la Fête des vignerons à Vevey en 2019, j’ai aussi organisé en 2021 une exposition pour le nouveau siège des assurances ECA dans le quartier de la Blécherette. J’adore Lausanne. Contrairement à Zurich, d’où je viens, cette ville est à échelle humaine et connaît, depuis quelques années, un essor fantastique grâce à l’EPFL [École polytechnique fédérale de Lausanne] et au développement de l’arc lémanique.
Vous avez commencé votre carrière au Kunsthaus de Zurich, dont Harald Szeemann était l’une des figures emblématiques. Bien qu’il fût souvent absent, vous dites qu’il a été une grande source d’inspiration pour vous. Dans quelle mesure ?
C’était un monstre sacré. Vous reteniez votre souffle lorsque vous buviez un café avec lui au bar du Kunsthaus. Son attitude, sa présence physique et intellectuelle étaient impressionnantes. Pour autant, Harald Szeemann considérait la nouvelle génération d’égal à égal. Il m’a donné un premier texte à écrire, pour le vade-mecum qu’il consacrait à l’œuvre de Joseph Beuys. Szeemann parlait beaucoup, mélangeait tout, passant des avant-gardes russes à une mésaventure que venait de connaître sa fille. J’étais alors étudiant en histoire de l’art, et travailler à ses côtés représentait une chance unique de plonger dans un bain foisonnant, de me sentir pris en considération et de pouvoir m’inventer – de même qu’il avait inventé ce métier de commissaire d’exposition. Raconter des histoires dans un espace en laissant les visiteurs libres d’interpréter ce qu’ils regardent : voilà ce que j’ai appris de lui.
Et son goût pour les choses bizarres et les formes artistiques à la marge ?
L’un de mes premiers emplois au Kunsthaus a consisté à dresser l’inventaire de la collection Dada que le musée venait d’acheter à Arturo Schwarz, à Milan. À travers Dada, j’ai découvert les zones artistiques marginales. Ce que j’ai pu ensuite contextualiser avec l’art contemporain. Notamment en 1998, en travaillant pour Bice Curiger sur l’exposition « Freie sicht aufs Mittelmeer », un panorama de la jeune scène artistique helvétique. L’exposition « Arnold Böcklin, Giorgio De Chirico, Max Ernst. Eine Reise ins Ungewisse [Un voyage vers l’incertain] », conçue par Guido Magnaguagno en 1997, appartient aussi à mes années d’apprentissage. Partir du romantisme allemand pour aboutir au surréalisme était une manière d’emprunter des chemins de traverse permettant une autre lecture de l’histoire de l’art.
En 2002, vous avez participé à Expo.02, l’Exposition nationale suisse, en tant que responsable de l’Arteplage mobile du Jura. Vous avez aussi été co-commissaire du Pavillon suisse à l’Exposition universelle d’Aichi, au Japon, en 2005. Appréciez-vous ces grosses « machines » populaires qui n’ont pas forcément à voir avec l’art contemporain ?
Martin Heller a été un vrai parrain. Lorsqu’il a été appelé à la direction d’Expo.02, il dirigeait le Museum für Gestaltung [musée des Arts graphiques et du Design] à Zurich. À l’époque, ce musée était extrêmement conceptuel, organisant des conférences très pointues. Martin Heller a voulu faire de cette exposition nationale un événement à la fois grand public et de grande qualité. Ce genre de manifestation interroge sur la signification du terme « populaire », et sur la façon d’insérer l’art dans l’histoire, dans la société et l’air du temps. Cette expérience m’a énormément appris. Les quatre expositions que j’ai signées plus tard avec Stefan Zweifel au Musée national suisse allaient dans ce sens. Nous mêlions des œuvres d’art et des objets de toutes les époques pour, tour à tour, raconter une dystopie dans laquelle la Première Guerre mondiale n’aurait pas eu lieu, célébrer le jubilé de Mai 68, le centenaire de Dada ou encore montrer « l’homme épuisé ». Ces grandes opérations collectives m’ont aussi donné le goût pour les collaborations avec d’autres institutions, avec les artistes en marge et les espaces off.
En 2011, vous avez quitté le Zentrum Paul Klee, à Berne, que vous dirigiez depuis quatre ans, pour devenir commissaire indépendant. Pourquoi avoir choisi de revenir dans une institution onze ans plus tard ?
J’ai 52 ans aujourd’hui. Il y a dix ans, l’indépendance professionnelle était très attirante. Peut-être aussi était-ce pour moi une manière de suivre les modèles de Harald Szeemann et de Martin Heller, qui avait choisi la voie de l’indépendance après Expo.02. Cela vous permet de gagner en agilité et d’avoir une approche à 360 degrés. Avec l’âge, la perspective change. Le musée bicentenaire qu’est le MCBA, ses collections, représentent une splendide opportunité de participer activement et durablement à un projet culturel d’envergure dans une société en plein bouleversement. Ce poste m’oriente ainsi vers une autre logique d’activité et un nouvel engagement sociétal.
N’avez-vous jamais réfléchi à travailler ailleurs qu’en Suisse ?
Si, juste après Expo.02. J’avais 33 ans et très envie de travailler en Belgique. J’ai postulé pour remplacer Jan Hoet au musée municipal d’Art actuel [actuel S.M.A.K.], à Gand. J’étais parmi les derniers candidats en lice, mais on m’a jugé trop jeune et pas assez expérimenté. De plus, l’étiquette du « Suisse de service » me collait un peu à la peau. Je me suis donc occupé du Pavillon suisse au Japon. Du changement dans la continuité : présenter mon pays à l’étranger de manière actuelle et éclectique.
À quel moment commencera votre programmation au MCBA et quelle en sera la teneur ou, du moins, l’axe ?
Ce sera en 2024, pour de grandes expositions dont je ne peux pas encore parler. Mais j’y apporterai dès l’année prochaine des impulsions indirectes, notamment pour le secteur arts vivants et les projets événementiels de la programmation de Plateforme 10. En ce qui concerne la vision générale, le musée s’est énormément épanoui et développé depuis l’emménagement sur son nouveau site. Les espaces d’exposition supplémentaires dont il dispose désormais multiplient les possibilités de travailler avec la scène contemporaine locale et régionale. La crise sanitaire liée au Covid-19 a nécessité que les équipes déploient des trésors de flexibilité, de créativité et d’ingéniosité dans la planification. Ce qui a projeté le MCBA dans une sorte de XXIe siècle muséal.
Donnez-nous une idée des artistes que vous aimez...
Je ne me sens pas du tout l’âme d’un collectionneur, et mes goûts sont très variés. Par exemple, je suis tombé dans les collections du MCBA sur une toile magnifique d’Alexandre Calame, un peintre paysagiste vaudois du XIXe siècle. Mais j’aime aussi beaucoup le travail de Claudia Comte, avec qui j’ai collaboré, et les dadaïstes et les surréalistes continuent à me tenir très à cœur. Gustave Buchet, actuellement exposé au musée, a été une vraie révélation. Je le connaissais un peu par le biais de l’époque Dada à Genève. Son œuvre recèle quelque chose de Francis Picabia que je trouve fascinant.
Vous êtes un Zurichois qui vit en Suisse romande. De ce côté-ci de la Sarine, on envie aux Alémaniques leur Kunsthaus de Zurich, leur Fondation Beyeler et leur Kunstmuseum de Bâle. A-t-on raison ?
Les Romands n’ont rien à envier aux Alémaniques ! J’ai récemment assisté à Zurich au lancement d’un livre consacré à Jacqueline Burckhardt, qui a coédité la revue Parkett avec Bice Curiger. Toute la scène zurichoise était là, je parle de cette noblesse post-punk qui a marqué la ville. Et tout le monde ne me parlait que de Lausanne et de Plateforme 10. On sentait une excitation. Il ne s’agit pas de jalousie, mais alors qu’ils sont très préoccupés en ce moment par la collection Emil Bührle [lire The Art Newspaper Édition française de novembre 2021], les Zurichois trouvent passionnant qu’il existe ailleurs en Suisse un projet d’une telle envergure.