C’est par une somptueuse exposition d’Anselm Kiefer que l’établissement avait orchestré sa fermeture en 2011, après le décrochage de ses chefs-d’œuvre en vue des travaux, néanmoins prévus sur une plus courte durée. Les œuvres de Pierre Paul Rubens, Antoon Van Dyck, JacobJordaens, JanVan Eyck, Hans Memling, Rogier Van der Weyden, Bernard Van Orley, mais aussi Jean Fouquet, Titien, Auguste Rodin, James Ensor, Rik Wouters, Amedeo Modigliani, René Magritte ou Pierre Alechinsky ont finalement retrouvé leur place dans les salles, comme si de rien n’était. En effet, de l’extérieur, hormis des façades rafraîchies, rien ne semble avoir changé, pas davantage qu’à l’intérieur où tout paraît être resté dans son opulence historique. Toutefois, les cloisons qui avaient peu à peu morcelé certaines salles au cours du siècle dernier ont disparu, de façon à restituer le parcours originel de 1890. Une mosaïque due à l’artiste belgo-libanaise Marie Zolamian accueille le visiteur sous le péristyle du musée.
Deux musées en un
Si les travaux ont duré si longtemps, ce n’est pas uniquement parce qu’il a fallu mettre ce bâtiment de la fin du XIXe siècle aux normes muséologiques actuelles; un second musée a également été physiquement élaboré en son sein. En effet, les quatre patios historiques situés à l’intérieur de l’édifice ont été métamorphosés en une nouvelle construction qui s’emboîte littéralement dans les anciens espaces libérés. Cette construction à part entière, à l’identité architecturale spécifique, conçue par l’agence KAAN Architecten, dispose d’un circuit autonome. La blancheur immaculée de ce lieu tranche avec les cimaises colorées des salles classiques. Son entrée est indépendante, même si l’on accède aux deux musées par le majestueux hall du rez-de-chaussée et la salle De Keyser, du nom de cet artiste anversois qui a peint, à la fin du XIXe siècle, le gigantesque cycle La Renommée de l’école artistique d’Anvers.
Ceci est moins anodin qu’il n’y paraît, car cette imposante institution inaugurée en 1905 ne célèbre en fait qu’une chose : l’importance et la place majeure qu’occupent les écoles picturales anversoises et flamandes – des primitifs du XVIe siècle (Jan Van Eyck) aux expressionnistes du XXe siècle (Constant Permeke) – dans l’histoire de l’art européen, ainsi que leur attrait auprès des artistes étrangers. À la différence de ce qu’il se passe en Wallonie, la culture constitue un véritable enjeu de pouvoir en Flandre. Ce n’est donc pas un hasard si le ministre-président du gouvernement flamand, Jan Jambon (membre de la N-VA ou Alliance néoflamande), s’est aussi attribué le ministère de la Culture. Il salue ainsi la réouverture du KMSKA, « sans aucun doute le temps fort culturel de cette législature. [Le musée] reflète symboliquement l’importance que le gouvernement attache à notre patrimoine flamand. La Flandre et le monde entier peuvent enfin à nouveau découvrir cette remarquable collection qui traduit notre savoir-faire du passé et du présent. » Au sein du musée d’ailleurs, une sélection de cent œuvres majeures est censée « refléter la conscience collective de la Communauté flamande ».
À l’exception de la salle centrale, qui rassemble les toiles majeures de Rubens, Jordaens et Van Dyck, le parcours classique a été entièrement renouvelé au profit d’une double approche thématique et transversale. L’histoire catholique des anciens Pays-Bas méridionaux transparaît à travers des salles ayant pour sujets l’enfer, la souffrance, la rédemption, la sainteté, le paradis, avant de laisser la place au pouvoir, au héros, à la célébrité, à la fête ou encore à la profusion.
Un stimulant travail curatorial a été effectué pour proposer en quelques endroits de ce parcours – heureusement avec parcimonie – des rencontres aussi inédites qu’audacieuses, par exemple entre Oskar Kokoschka et Rembrandt, Jean-Michel Basquiat et Jean Clouet, Panamarenko et Frans Floris. Dans la salle « Souffrance », Berlinde De Bruyckere est très justement confrontée à Rogier Van der Weyden. « L’enfer » se voit quant à lui magnifié par le grand tableau de Salvador Dalí Jeune fille sautant à la corde dans un paysage (1936). En point d’orgue, la salle abritant la Madone entourée de séraphins et de chérubins de Jean Fouquet le confronte habilement à seulement deux tableautins de Luc Tuymans et Marlene Dumas, les plus emblématiques peintres flamand et hollandais du XXIe siècle. La boucle est bouclée.
La collection moderne
Occupant trois des quatre niveaux de l’étincelant nouveau bâtiment, la collection moderne est articulée autour des deux figures majeures de l’art flamand que sont James Ensor (1860-1949) et Rik Wouters (1882-1916). De ces acteurs déterminants des avant-gardes historiques européennes au tournant du XXe siècle, le musée anversois possède une collection d’œuvres des plus significatives. Cela nous vaut deux remarquables présentations monographiques qui valorisent les différents aspects de leur travail.
Le parcours se poursuit à travers trois grandes salles qui reprennent le principe des thématiques – la lumière, la couleur et la forme – pour dresser un panorama de l’histoire de l’art du XXe siècle, vu sous le prisme belge. Parmi les points forts, mentionnons : les avant-gardes des années 1910-1920 avec la figure incontournable de Jules Schmalzigaug, le seul futuriste belge ; l’abstraction autour du groupe 7 Arts (Victor Servranckx, Jozef Peeters, Paul Joostens) ; l’empreinte majeure de l’expressionnisme flamand (Constant Permeke, Gustave De Smet, Jean Brusselmans); la place accordée aux artistes originaires tant de Belgique (Jef Verheyen, Walter Leblanc) que d’autres pays (Otto Piene, Günther Uecker, Lucio Fontana) ayant gravité autour du groupe Zéro. La célèbre Hessenhuis, à Anvers, fut l’un des lieux de référence du groupe.
Outre sa prestance architecturale et la qualité de ses collections, le KMSKA dispose de nombreux atouts pour plaire aux visiteurs, qu’ils soient de simples curieux ou d’avisés spécialistes. De la valorisation de son identité patrimoniale à la mise en œuvre de tables d’informations interactives non invasives, du Grand Café Madonna en libre accès au nouveau jardin de sculptures attenant, tout est fait pour une expérience muséale de qualité. Le jeune public n’est pas oublié : il pourra s’amuser des créations textiles de Christophe Coppens, qui ponctuent quelques salles, en relation directe avec les détails de certains tableaux. L’ancien bunker antibombes datant de la Guerre froide a été détruit, afin de laisser place à un dépôt interne dans lequel peuvent être rapatriées les œuvres du musée auparavant disséminées dans divers lieux.
Le coût total de cette rénovation-construction s’élève à 100 millions d’euros, ce que le maître d’ouvrage considère, somme toute, comme « modeste » dans le contexte européen; il ne se prive pas de les comparer aux 375 millions d’euros dépensés pour la rénovation du Rijksmuseum à Amsterdam, ou aux 230 millions investis dans l’agrandissement de la Kunsthaus de Zurich.
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Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers / Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen (KMSKA), Leopold de Waelplaats 2, 2000 Anvers.