Depuis 1896, le Carnegie Museum of Art de Pittsburgh (Pennsylvanie) organise, avec une fréquence variable, une exposition d’artistes internationaux qui a connu une plus ou moins grande renommée, sans jamais atteindre cependant celle des Biennales de Venise ou du Whitney Museum of American Art, à NewYork, ses principaux équivalents.
Le 58e Carnegie International est caractéristique des manifestations artistiques globales d’aujourd’hui : omniprésence des questions politiques (postcoloniales, écologiques et identitaires), domination quantitative d’artistes d’origine non occidentale, représentation de chacune et chacun par un petit nombre d’œuvres, insertion d’une perspective historique qui conduit à revisiter des pans plus ou moins négligés de l’histoire de l’art, alors que la manifestation est, en principe, dédiée à la création actuelle, etc. Il s’en distingue par le parti très ferme de son commissaire principal – l’Irano-Étatsunien Sohrab Mohebbi –, qui a choisi de centrer sa sélection sur les effets de la politique étrangère des États-Unis dans le monde depuis1945, tout en revendiquant, ce qui est assez rare, une quête de beauté, quoiqu’une « beauté aussi fragile que la vie ».
C’est ainsi, par exemple, que l’on peut découvrir la façon dont, dans les années 1960-1970, des artistes du Vietnam du Nord ont utilisé les deux faces des rares feuilles de papier dont ils disposaient dans l’économie de guerre de leur pays pour y peindre d’un côté des affiches de propagande et de l’autre y dessiner nus ou portraits. Le tout fait une exposition en majorité convaincante, même si j’ai parfois eu le sentiment, moins souvent cependant qu’aux Biennales de Venise ou du Whitney, que beaucoup d’œuvres, notamment celles des artistes les plus jeunes, ne produisent guère de déplacements par rapport aux normes occidentales qu’elles sont censées remettre en question. Leurs formes et leurs processus relèvent de lieux communs de l’histoire de l’art que ne suffit pas à rendre moins pesante la prise en compte d’éventuels décalages chronologiques ou culturels, auxquels le titre de la manifestation – « Is It Morning for You Yet ? » [« Est-ce déjà le matin pour vous ? »] – nous invite à faire attention.
PARCOURS CHRONOTHÉMATIQUES ET SIMPLIFICATIONS
Il est à mon sens significatif de l’ambiance artistique aux États-Unis que le Premier Prix du 58e Carnegie International n’ait pas été attribué à l’un ou l’autre des artistes étrangers ni même à une œuvre traitant des questions annoncées comme centrales pour l’exposition. Son récipiendaire est LaToya Ruby Frazier, artiste afro-américaine originaire de la région de Pittsburgh, pour une œuvre composée de photos et de textes accrochés sur des supports à perfusion en acier, célébrant le travail des professionnels de santé majoritairement afro-américains d’hôpitaux communautaires de Baltimore (Maryland). La forme en est éculée, la qualité esthétique médiocre, les textes larmoyants et emphatiques, d’un premier degré qui fait davantage songer aux panégyriques consacrés aux « employés du mois » dans certaines entreprises bien connues qu’à une proposition artistique.
Visiter les salles du musée dédiées aux collections permanentes, c’est faire le constat que les mêmes simplifications y ont cours, comme dans beaucoup d’institutions étatsuniennes. Parcours chronothématiques; œuvres juxtaposées en raison de leurs ressemblances formelles ou iconographiques, de telle sorte que, sauf concentration extrême, on ne peut en percevoir les spécificités; textes de salle ruisselant de bons sentiments plutôt que de pistes pour l’analyse, etc.
L’un des objets les plus marquants du bâtiment propose cependant un point de vue beaucoup plus fin. Il s’agit d’un grand diorama représentant l’attaque d’un dromadaire par un lion dans le désert algérien. Ce diorama, réalisé pour l’Exposition universelle de Paris en 1867, est en soi très impressionnant, reprenant une iconographie souvent traitée par la peinture orientaliste, mais avec le vérisme de la tridimensionnalité. Il est ici accompagné d’un appareil de commentaires sur la façon dont il « minimise la violence » tout en la rendant romantique, met en scène l’opposition entre humain et nature, présente des « erreurs factuelles », « renforce les préjugés colonialistes » et, enfin, « contient des restes humains » (le crâne d’un individu non identifié autour duquel a été modelée la tête du chamelier au turban touareg). Il ne s’agit plus de bons sentiments ici, mais d’une histoire de l’art engagée, qui montre ses objets sans rechigner à solliciter l’intelligence du public. Serait-ce parce que ce diorama appartient aux collections du Museum of Natural History et non à celles du Museum of Art, les deux institutions partageant à Pittsburgh le même toit? On espère que non.
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58e Carnegie International, 24 septembre 2022 - 2 avril 2023, Carnegie Museum of Art, 4400 Forbes Avenue, Pittsburgh, PA15213, États-Unis.