Formée à l’École du Louvre (Paris), au Courtauld Institute (Londres) et à l’Independent Study Program du Whitney Museum of Art (New York), Claire Tancons, l’une des commissaires de la Biennale de Sharjah en 2019, a mené une carrière internationale depuis les États-Unis, à La Nouvelle-Orléans notamment, où elle fut commissaire associée de la première édition de la Biennale Prospect New Orleans en 2009. Cette année, elle a partagé son temps entre Berlin, où elle fait partie de l’équipe curatoriale d’Anselm Franke autour de « Ceremony (Burial of an Undead World) », qui ouvre le 22 octobre à la Haus der Kulturen der Welt (HKW), et Paris où, installée depuis un an, elle travaille à l’exposition « Van Lévé. Visions souveraines des Amériques et de l’Amazonie créoles et marronnes (Guadeloupe, Guyane, Martinique et Haïti) ». Elle revient ici sur son parcours et ce projet, ancrés dans la création artistique caribéenne contemporaine.
À quel moment et en vertu de quoi avez-vous décidé d’orienter vos recherches en histoire de l’art sur la Caraïbe, vous qui êtes née en Guadeloupe ?
J’ai redécouvert la Caraïbe lors d’une résidence curatoriale à Trinidad, dans un centre d’art où Peter Doig avait son atelier, et que fréquentait aussi Chris Ofili. En assistant pour la première fois au Carnaval de Trinidad, en 2005, j’ai reconnu des masques que j’avais vus enfant en Guadeloupe, et j’ai refait ma propre histoire de la Caraïbe par l’entremise du carnaval. Parallèlement, je me suis rendu compte, d’atelier en atelier, que les artistes tendaient vers le carnaval de façon organique et conceptuelle davantage que thématique.
Je me suis dès lors abreuvée aux sources caribéennes de l’art et de la performance pour retracer leurs généalogies diasporiques à travers mon discours critique et ma pra-tique curatoriale.
Mon approche du commissariat d’exposition depuis une conscience historique diasporique et caribéenne a pris forme dans le projet que j’ai conçu pour la Biennale de Gwangju en 2008, sous la houlette d’Okwui Enwezor, ou encore dans celui pour le Turbine Hall de la Tate Modern, à Londres, à l’invitation de Catherine Wood en 2014. J’y ai présenté des artistes caribéens et caribéennes, mais aussi et surtout développé une écologie curatoriale caribéenne. Ceci s’est particulièrement concrétisé avec « En Mas’ : Carnival and Performance Art of the Caribbean ». Ce projet, réalisé en collaboration avec Krista Thompson, grande figure de l’histoire de l’art afro-diasporique aux États-Unis, alliait de nouvelles commandes artistiques dans la Caraïbe pendant la saison du carnaval et une exposition itinérante depuis La Nouvelle-Orléans.
En 2008, la Fondation Clément, en Martinique, organisa un colloque sur l’art contemporain dans la Caraïbe, qui souligna l’invisibilisation de la création caribéenne sur la scène internationale, et témoigna d’une sorte de frémissement dans cette région du monde. Sous l’impulsion d’artistes, de critiques et de commissaires, ce mouvement s’étendait du Museo del Barrio, à New York, au centre d’art TEOR/ética au Costa Rica. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
La scène artistique internationale s’est beaucoup transformée en quinze ans, et le discours de l’histoire de l’art s’est lui aussi mondialisé. J’ai été témoin, au début des années 2000, de l’explosion des scènes artistiques afro-américaine et black British, largement célébrées lors de l’édition 2022 de la Biennale de Venise. Du côté de la Caraïbe anglophone, l’exposition « Life Between Islands. Caribbean-British Art 1950s – Now » à la Tate Britain [décembre 2021-avril 2022] a consacré une scène dont les figures de proue l’avaient déjà été individuellement. La France s’engage-t-elle sur la même voie pour les artistes caribéens français ? Le « Pacte en faveur des artistes et de la culture ultramarine », signé en mars 2022 par les ministères de la Culture et des Outre-mer et souscrit par un certain nombre d’institutions culturelles, sera-t-il mis en œuvre ?
Malgré la reconnaissance individuelle dont bénéficient certains et certaines artistes au niveau national et international, il n’y a pas en France de discours institutionnel construit autour des pratiques artistiques contemporaines caribéennes françaises, dont il me semble opportun et important de mettre en perspective les spécificités historiques. Un discours indépendant émerge en revanche du côté de la critique institutionnelle, comme l’illustre l’ouvrage d’Olivier Marboeuf Suites décoloniales. S’enfuir de la plantation (Éditions du Commun, 2022).
Vous travaillez actuellement au projet d’exposition « Van Lévé. Visions souveraines des Amériques et de l’Amazonie créoles et marronnes ». De quoi s’agit-il ?
« Van Lévé » («le vent se lève» en créole) est le premier projet français à centrer la création artistique contemporaine caribéenne française et franco-créole au sein d’un discours artistique et d’un dispositif curatorial dédié. L’exposition « Des grains de poussière sur la mer. Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti », qui ouvre le 15 octobre 2022 à La Ferme du Buisson, à Noisiel, est d’origine et de conception américaine. La manifestation « Kréyol Factory », qui s’est déroulée dans la Grande Halle de la Villette en 2009, s’attachait à l’identité créole en général. Le propos de « Van Lévé » est autre : il
est historique, généalogique et transatlantique, d’où l’attachement aux Amériques et l’attention à l’Amazonie – où se situe la Guyane– pour ouvrir les représentations vers d’autres imaginaires. Nos interlocuteurs régionaux publics – conseils régionaux et départementaux – et la Fondation Clément nous encouragent en ce sens. La Ford Foundation l’a compris aussi, en s’engageant à nos côtés avec une promesse de financement pour faciliter l’adhésion d’institutions qui souhaiteraient accueillir ce projet inédit.
« Van Lévé » s’intéresse aux notions d’autonomie artistique et de souveraineté esthétique comme ferments d’une refonte culturelle et intellectuelle, dont les artistes nés entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990 sont les fers de lance. Si ces créateurs, dont certains et certaines, tels que Mathieu Kleyebe Abonnenc, Gaëlle Choisne, Julien Creuzet, Minia Biabiany, Tabita Rézaire, Kenny Dunkan et Jimmy Robert, sont déjà bien connus et reconnus en France et à l’échelle internationale, ils entraînent avec eux les artistes des générations antérieures et postérieures, d’Hervé Télémaque, le « grand frère » et parrain du projet, à Clémence Lollia Hilaire, l’une des « petites sœurs ».
Mon collaborateur David Démétrius et moi-même souhaitons réintégrer la Caraïbe dans l’espace et l’histoire des Amériques, afin de problématiser différemment la relation à la France. Il s’agit de s’appuyer sur un vaste réseau de collaborateurs et collaboratrices en histoire, histoire de l’art, études culturelles, écologie, philosophie, etc. qui travaillent aux Antilles, en France et aux États-Unis sur des problématiques complémentaires, afin de rassembler celles-ci pour construire un discours global.
Outre le projet contemporain, je réfléchis aussi à un volet historique, « Van Lévé Antan Lontan », inspiré de l’ouvrage d’Anne Lafont L’Art et la race (Les presses du réel, 2019) – à moins que volets contemporain et historique n’aboutissent à une refonte transhistorique du projet, remontant aux sources amérindiennes de la visualité antillaise, et mettant en regard archéologie, art et histoire pour visibiliser l’histoire et la création artistique caribéenne française, à la faveur de cette grande émergence générationnelle actuelle, véritable renaissance antillaise.