Vous définissez-vous comme philosophe ou historien ?
Je suis philosophe de formation, mais j’aurais aimé faire aussi des études d’histoire. Il n’était pas possible en Pologne de concilier deux cursus universitaires – c’était l’époque de la discipline socialiste des études. À vrai dire, j’évite de me définir. Je pense être difficilement définissable. Il m’est arrivé d’être qualifié d’historien d’art, ce que je considère comme un honneur, tout en sachant ne pas en être un.
Comment qualifier votre approche de l’histoire ?
Je me suis toujours réclamé des Annales*1. J’ai subi l’influence de la revue, que j’ai lue entièrement à une époque « préhistorique », à la fin des années 1950, puis j’ai été exposé à l’influence personnelle de Fernand Braudel, dont je garde un souvenir reconnaissant. Identifier les Annales à l’histoire économique est extrêmement réducteur, je m’en suis longuement expliqué dans un texte consacré à la perspective de l’histoire culturelle ou psychologique, voire anthropologique des Annales, publié dans l’ouvrage Les Lieux de mémoire*2. Si je devais me définir en tant qu’historien, je dirais que je m’intéresse à l’histoire sociale de la culture, sans abandonner une perspective philosophique dans mon approche.
Vous êtes né en Pologne en 1934 et, dès l’âge de 6 ans, après l’évacuation de Varsovie, vous avez pris avec votre famille le chemin du Kazakhstan, puis de la Belgique, avant de retourner en Pologne pour vos études. La philosophie et l’histoire étaient-elles indispensables pour trouver un souffle et un sens ?
Le voyage au Kazakhstan était sous escorte policière; le départ en Belgique était volontaire. Je ne sais pas si mon choix de carrière est lié à ces expériences biographiques, je ne l’ai jamais perçu ainsi. Mon père avait été l’élève de Tadeusz Kotarbiński, une grande figure de la philosophie polonaise. J’ai grandi dans le culte de ce personnage qui a ensuite été mon professeur. À 16 ans, chez un bouquiniste de Bruxelles, j’ai acheté Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas – je le dis pour ne pas vous laisser croire que j’étais trop sérieux pour mon âge – et Les Dialogues de Platon. C’était très séduisant, faussement facile d’accès. Puis j’ai acheté l’Éthique de Spinoza et, clairement, au bout de trois pages, je n’y comprenais rien. Fermement décidé à comprendre et me croyant marxiste, j’ai donc fait des études de philosophie.
Pourquoi avoir choisi la période moderne ?
Ma scolarité fragmentée entre le Kazakhstan, la Pologne, la Belgique et de nouveau la Pologne m’a empêché d’étudier les langues anciennes. À Bruxelles, ma mère me payait des leçons particulières de latin avec un assistant de philosophie de l’université avec lequel je parlais autant de philosophie que de grammaire latine, mais je n’ai jamais pu apprendre le grec, ce qui m’interdisait les recherches sur la philosophie antique. Puis il y eut un facteur déterminant : je suis tombé amoureux, au sens intellectuel du terme, d’un professeur qui est devenu mon directeur de maîtrise puis de thèse. Leszek Kołakowski, spécialiste entre autres de Spinoza, a eu « un coup de génie » lorsque nous discutions, en décembre 1957, de mon sujet de doctorat : me faisant remarquer que personne ne s’était occupé de Pierre Bayle depuis une cinquantaine d’années, il proposa que je m’y intéresse. Grâce à mes bonnes relations avec le directeur de la bibliothèque de la faculté – j’étais toujours volontaire pour faire des fiches de catalogue et ranger les livres –, j’ai pu emprunter les quatre volumes du Dictionnaire historique et critique de cet écrivain du XVIIe siècle. Je les ai conservés une bonne dizaine d’années – il n’y avait visiblement pas beaucoup d’amateurs pour les lire. J’ai soutenu ma thèse en 1965 sur «La naissance de la science historique moderne. L’école française d’érudition. XVIe-XVIIIe siècles ». Elle parut beaucoup plus tard sous le titre Le Passé, objet de la connaissance.
Par la suite, vous vous êtes orienté vers le Moyen Âge…
Je voulais travailler sur le XXe siècle et sur l’histoire de la science, mais des turbulences biographiques m’ont obligé à essayer de faire au plus vite ma thèse d’habilitation, en 1968. J’entendais montrer qu’une révolution épistémologique dans la manière d’appréhender le passé lointain s’était produite au XVIIe siècle. Il fallait ainsi définir ce qu’était l’« ancien régime », contre lequel cette révolution s’était faite. Comment, avant les humanistes du XVe siècle et les érudits du XVIe, se positionnait-on par rapport au passé lointain ? Je pensais pouvoir répondre en lisant quelques livres et en les résumant en une dizaine de pages pour l’introduction à ma thèse. Je n’ai pas trouvé ces livres.
Pour comprendre le statut du passé lointain dans la pensée du Moyen Âge, je me suis enfoncé de fil en aiguille dans les chroniques et les textes théologiques, ce qui a abouti à ma thèse d’habilitation sur le passé comme objet de foi. Claude Lévi-Strauss, dont j’ai lu à peu près toute l’œuvre, m’a appris qu’il fallait, pour appréhender les « sauvages », dégager les présupposés implicites du fonctionnement de leur organisation sociale et de leur pensée. J’ai essayé d’étudier mes « médiévaux » dans cette perspective…
La question de la collection découle de ces travaux sur l’histoire…
En préparant ma thèse de doctorat, je lisais énormément de correspondance des XVIe et XVIIe siècles. J’ai trouvé une lettre de Claude Saumaise [humaniste du XVIe siècle], dans laquelle il décrivait une visite chez un de ses collègues de l’université de Leyde. Il avait vu, dans sa petite collection d’antiquités, un objet qui lui permit de comprendre un passage grec corrompu qu’il tentait alors de restituer pour une édition. Cette lettre m’a donné à penser.
Plus tard, alors que j’étais à Varsovie, j’ai découvert l’existence du musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir*3. Et j’ai intégré le musée dans mes réflexions sur la collection. Je suis arrivé en France en 1973, avec un projet de recherche au CNRS sur les recherches historiques au XVIIIe siècle en France, mais je suis tombé sur les catalogues de ventes parisiens, que je n’avais jamais vus à Varsovie.
Vos premières recherches ont donc précédé la traduction en français (1991) de l’ouvrage de Francis Haskell Patrons and Painters ?
Francis Haskell et moi sommes plus tard devenus amis, mais à l’époque, je ne connaissais même pas son existence. Nous étions au maximum une dizaine de personnes à travailler sur ce sujet, chacune isolée des autres. L’histoire du collectionnisme n’est devenue une sorte de discipline que dans les années 1980. Auparavant, les historiens d’art étaient presque les seuls à s’y intéresser, dans le cadre des recherches sur la provenance des œuvres.
Quel était votre prisme lors de ces recherches ?
Ce qui m’intéressait, c’était la collection en tant que phénomène anthropologique et historique. C’est la perspective que j’ai adoptée dans mon article paru dans l’Enciclopedia Einaudi en 1978, qui montre que ce phénomène coextensif avec Homo sapiens avait son histoire propre.
Qu’est-ce qui a changé dans votre conception de la collection entre 1975 et aujourd’hui ?
En 1975, j’avais une connaissance très limitée de l’histoire des collections, mon terrain de prédilection était Paris au XVIIIe siècle. Ma connaissance de l’histoire des musées était aussi pleine de lacunes. Désormais, j’ai écrit trois volumes – dont la dimension m’effraie moi-même –, dans lesquels j’intègre l’histoire des musées du XVe siècle à nos jours dans l’histoire millénaire des collections.
Le musée n’est-il pas une nouvelle forme de temple ?
Il vaut mieux ne pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres. Dans un temple, vous pouvez allumer un cierge devant une Nativité, même s’il s’agit de l’œuvre d’un grand artiste. Placer un cierge devant une œuvre du XVe siècle dans un musée provoquerait un scandale, à juste titre. Un temple est un temple, un musée est un musée. Un temple manifeste et sert à manifester des croyances religieuses qui renvoient à l’au-delà. Un musée a affaire à des croyances liées à ici-bas. Certains musées sont des lieux où nous célébrons la créativité humaine, artistique, technique, scientifique, ou gardons la mémoire de la créativité criminelle pour qu’elle ne se reproduise pas – c’est le cas des musées consacrés aux camps de concentration, à la Shoah, au goulag. L’objectif n’est pas de rendre grâces à une divinité, mais de préserver des objets confiés au musée pour un avenir indéfiniment lointain.
Le 24 août 2022, le Conseil international des musées (ICOM) a adopté une nouvelle définition du musée, en substituant à la notion de « délectation » celle de « divertissement ». Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas une définition du musée, c’est son portrait idéal selon l’ICOM. Cela dit, l’introduction de la notion de divertissement ne me choque pas. À la fin du XIXe siècle, Franz Boas, l’une des figures fondatrices de l’anthropologie, a observé que la majorité des visiteurs des musées d’histoire naturelle y viennent pour se divertir. En effet, on aurait du mal à
faire croire que tous les gens qui visitent des musées exposant des diplodocus viennent étudier la paléontologie. Ils sont à la recherche d’un étonnement. Les os de dinosaures dans les musées de paléontologie jouent à peu près le même rôle que le général Tom Pouce dans le Barnum’s Museum. C’est un élément du divertissement.
Les derniers mots de votre livre sont consacrés au rapport Sarr-Savoy*4, mais vous ne vous engagez pas. Soutenez-vous une approche très interventionniste sur le sujet des restitutions ?
Ne réduisons pas la chose à l’absurde. L’Église catholique, apostolique et romaine pourrait revendiquer nombre d’œuvres qui se trouvent dans les musées. Elle est bien élevée et ne le fait pas. Que faut-il restituer ?Les produits du pillage pur et simple. Mais on ne peut pas refaire l’histoire : on ne peut pas prétendre, par exemple, que les permis de fouille accordés par l’Empire ottoman à lord Elgin étaient illégaux parce que le sultan n’était pas en droit de les donner.
Le British Museum ne devrait donc pas restituer les marbres du Parthénon ?
Ma position est complexe. Sur le plan juridique, il n’y a aucune raison à mon avis que le musée restitue les marbres. Sur le plan éthique et pour les bonnes relations entre les peuples, il serait bon de trouver une solution intelligente à cette question. En revanche, le British Museum devrait sans le moindre doute restituer les bronzes du Bénin. Entendons-nous bien sur le mot « restituer » : une négociation préalable entre les conservateurs doit permettre d’aboutir à une solution optimale. Il ne faut pas que les restitutions constituent une tentative d’effacer l’histoire, si cruelle et sanglante qu’elle ait été. Si l’on négocie de bonne foi, on peut trouver une solution.
Vous évoquez aussi les restitutions que la Russie devrait acter…
La Russie n’a pas restitué tout ce qui a été pris par l’Armée rouge après la Seconde Guerre mondiale. En votant une loi en 1998, la Douma a bloqué tout processus de restitutions. L’exemple du Trésor de Priam est emblé-matique. Il fut légué par Heinrich Schliemann au Museum für Vor- und Frühgeschichte [installé un temps dans l’actuel Martin-Gropius-Bau], à Berlin. Puis il a été saisi par l’Armée rouge et est aujourd’hui exposé au musée Pouchkine [à Moscou]. Un catalogue tente de justifier tortueusement sa présence en raison des liens, au demeurant réels, de Schliemann avec la Russie, mais c’est son testament qui devrait être respecté. Actuellement, la situation est bloquée, au nom de supposées compensations des pertes causées par l’Allemagne nazie en Union soviétique; j’espère qu’un jour, la Russie changera.
Le musée de l’Ermitage et le musée Pouchkine devraient-ils rendre les collections saisies après la révolution russe ?
Ah non! Entre la nationalisation et le pillage des objets, il y a toutes les différences du monde. La nationalisation opérée par la Révolution française a créé un précédent très fort. Le Louvre n’a pas rendu les œuvres ayant appartenu aux rois de France ni aux aristocrates de l’Ancien Régime. Louis XVIII et Louis Auguste de Forbin, qui reprit le flambeau de Vivant Denon, ont tout fait pour restituer le moins possible. L’acte de nationalisation des propriétés de la Couronne, de l’Église ou des aristocrates relève de la République française, de l’État français, qui était souverain et mettait virtuellement les œuvres à la disposition de tous. Les collections russes ont été nationalisées par un État qui était dans son plein droit. Sergueï Chtchoukine prévoyait d’ailleurs lui-même que sa collection devienne un musée. Ce qui est scandaleux en revanche, c’est que les propriétaires n’ont reçu, que je sache, aucune compensation et que les collections de Sergueï Chtchoukine et d’Ivan Morozov ont été divisées entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Il faudrait les réunir et donner au musée le nom des collectionneurs pour leur rendre justice.
Êtes-vous optimiste quant à l’avenir des musées ?
Non, les musées ne sortiront pas indemnes de l’épisode pandémique. Selon l’ICOM, 10% des musées qui ont fermé ne rouvriront plus. Par ailleurs, on sait que les collections qui ont été numérisées et mises en ligne ont été très fréquentées. Il est probable qu’une partie du public qui a pris l’habitude de regarder les objets à distance ne reviendra pas au musée, car tout le monde n’est pas sensible à la différence entre une image sur écran et la perception de l’objet lui-même.
Est-ce là votre avis ?
C’est mon hypothèse. Enfin, et c’est ce qui me paraît le plus grave à long terme, le réchauffement climatique va poser d’énormes problèmes, dont celui de la sobriété énergétique. Nous en avons déjà un signe avant-coureur : la Ville de Strasbourg ferme désormais ses musées deux jours par semaine pour faire des économies d’énergie. Ces situations vont se répéter. Il y a aussi un conflit fondamental entre l’idéologie écologiste, qui est en train de s’imposer comme l’idéologie dominante de nos sociétés, et l’institution du musée. Le musée est orienté vers un avenir infiniment lointain et présuppose que nos descendants auront les mêmes curiosités que nous, qu’ils admireront les objets que nous avons conservés pour eux – sinon, cela n’aurait aucun sens de les leur transmettre. Or, la perspective qui s’impose aux esprits est celle d’un monde dans lequel les problèmes de survie prendront une tout autre dimension, avec les incendies à répétition, la montée du niveau des mers, la multiplication des épidémies… Dans ces conditions, il est peu probable que nos successeurs aient le temps d’admirer des chefs-d’œuvre. Les musées, qui sont des institutions structurellement déficitaires, ne seront plus des priorités de l’État. L’idéologie écologiste ouvre une perspective sinon incompatible, du moins difficilement compatible avec les musées.
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*1 Revue d’histoire fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, ensuite dirigée par Fernand Braudel.
*2 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. II : La Nation, Paris, Gallimard, 1986.
*3 Créé et dirigé par Alexandre Lenoir, de 1795 à 1815, ce musée éclectique rassemblait diverses œuvres notamment récupérées après confiscation des biens du clergé et de la noblesse sous la Révolution française.
*4 Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, «Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain», remis à la présidence de la République fin 2018.
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Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale, t III : À la conquête du monde, 1850-2020, Paris, Gallimard, 2022, 944 pages, 45 euros.