Nous avons déjà abordé Bergen Assembly 2022 en détaillant son concept et en soulignant la particularité d’une triennale conçue par un artiste, en l’occurrence Saâdane Afif en tant que « Convener » (organisateur), appelant Yasmine d’O à en assurer le commissariat. Son approche renouvelle en effet profondément le concept des grandes expositions de type biennale, en élaborant une exposition très construite, depuis sa préparation même. Dans une logique finalement très française – on se souvient de ce point de vue de l’articulation de la Documenta X de Catherine David à Cassel en 1997 –, l’artiste s’est basé sur un texte d’un romancier et essayiste, en l’occurrence Thomas Clerc, pour structurer son projet. La pièce de théâtre L’Heptaèdre, que lui a commandé en 2016 l’artiste, met en scène les sept personnages qui constituent l’architecture de la Triennale : le professeur (The Professor), le cyclomotoriste (The Moped Rider), le bonimenteur (The Bonimenteur), la diseuse de bonne aventure (The Fortune Teller), l’acrobate (An Acrobats), le charbonnier (The Coalman) et le touriste (The Tourist). En amont, chacune de ces figures a fait l’objet d’un numéro du Side Magazine, publication lancée en septembre 2021. Sous la direction de la commissaire d’exposition Yasmine d’O., chaque édition contenait des textes d’artistes, d’écrivains, de chercheurs et de scientifiques donnant une base historique, théorique et philosophique de haute tenue à la manifestation. Parmi les multiples contributeurs ont figuré par exemple Lili Reynaud-Dewar, Eran Schaerf, Marcella Lista, Alain Schnapp, Daniel Buren, Jörg Heiser, Anri Sala et Tacita Dean…
Toute la triennale est construite à partir de cette figure géométrique à sept côtés, les expositions se répartissant dans sept lieux différents de Bergen, réunissant à chaque fois trois artistes, pour arriver au nombre de vingt et un. La Bergen Kunsthall, site du Bonimenteur, constitue l’un des points nodaux du parcours. D’abord parce que c’est dans cet espace qu’est présenté sur écran le texte intégral de la pièce de théâtre écrite par Thomas Clerc. Ensuite parce que se déploient dans la première salle de larges étendards en tissu sur lesquels ont été reproduits les visages des sept acteurs de cette cosmogonie tels que les a façonnés Neue Gestaltung. Cette agence berlinoise a conçu l’identité visuelle de Bergen Assembly 2022, des magazines aux affiches et à la signalétique, des dessins à l’écriture manuscrite, le tout en noir et blanc. Les personnages prennent ici la physionomie d’acteurs réels du monde de l’art, à l’exemple du Bonimenteur ressemblant à Jeff Koons, du Professeur prenant les traits de Joseph Beuys, ou du Touriste que l’on pourrait confondre avec Hans Ulrich Obrist. Sur le même site sont présentés les peintures étranges de Bernhard Martin et le foyer chaleureux de GRAU, duo des frères designeurs Timon Grau et Melchior Grau.
La Faculté des beaux-arts, de la musique et du design, UiB (KMD) est placée sous le signe du Professeur. Le visiteur est accueilli par un autoportrait très doctoral de George Grosz, avant une grande installation du Gruppo Petrolio de Lili Reynaud-Dewar et des peintures de Lars Korff Lofthus. Au Bryggens Museum, lieu du Cyclomotoriste, Denicolai & Provoost proposent une grande installation mettant en scène des objets hétéroclites d’ordinaire visibles depuis la rue derrière les fenêtres de logements de Bergen, et dont les habitants ont consenti à se séparer le temps de l’exposition. À côté, Katia Kameli, avec Stream of Stories (2016-2022), retrace l’origine des fables en se plongeant dans des manuscrits provenant d’Inde, du Maroc ou d’Iran. C’est à une autre pérégrination dans ce pays qu’invite Shirin Sabahi dans une salle contiguë.
Parmi les autres sites, la Gyldenpris Kunsthall accueille le Charbonnier et une collection de sculptures vernaculaires réalisées à partir de morceaux de charbon. Plus technologique, JP Raether, devenu Transformella, « explore l’interface entre la production capitaliste et la procréation humaine » à la Kunsthall 3, 14 (siège de l’Acrobate), avant d’orchestrer une performance mémorable dans un grand magasin des faubourgs de Bergen et de questionner l’« Ikeality » de la société. Plus classiquement, en plein centre-ville, pour le Touriste, Permanenten (KODE 1) réunit les artistes Daniel Buren (montrant pour la première fois en même temps un travail et ses photos souvenirs) et Dominique Gonzalez-Foerster (avec une Exochambre), Sol Calero quant à elle réaménage dans le même temps une cantine avec ses mosaïques colorées.
Choisi pour orchestrer cette triennale, Saâdane Afif s’est appuyé sur une commissaire semi-fictionnelle. « Yasmine d’O. m’a permis de créer une interface entre les artistes et moi-même, souligne-t-il. Cette place du curateur, une forme de position de pouvoir, m’intéresse peu, uniquement pour élaborer ce que j’avais envie de construire. J’espère que Yasmine d’O. va devenir un vrai hétéronyme qui va prendre de la matière. Au fond, j’aimerais bien qu’elle soit embauchée par une institution. Par exemple, cela permettrait de continuer à jouer cette pièce de jeu de rôle de l’artiste curateur ». Pour l’artiste, ce processus long de deux ans et demi dépasse le simple champ de l’organisation d’une grande exposition. « Je considère ce projet comme une œuvre, détaille-t-il. J’ai essayé de trouver une stratégie pour que je puisse produire une œuvre mais sans œuvre que l’on pourra trouver sur le marché. Peut-être que cela va rebondir sur d’autres choses. Cela m’a permis de m’engager beaucoup plus que si je m’étais astreint à donner une liste d’artistes ». Et de poursuivre : « Ce projet a produit des choses, une forme de pensée par analogie. J’imagine qu’à un moment, cela aura des répercussions dans mon travail ».
Ce dernier week-end de Bergen Assembly 2022 va donner lieu à un grand nombre de visites guidées, à une discussion entre Saâdane Afif et Andrea Spreafico samedi 5 novembre de 13 heures à 14 heures, et à une fête de clôture. Mais, le projet ne s’arrêtera pas dimanche soir. En effet, le FRAC Champagne-Ardenne a déjà annoncé qu’il allait accueillir, du 15 décembre 2022 au 30 avril 2023, l’une des sept séquences de la triennale, le Bonimenteur (avec GRAU, Bernhard Martin et Neue Gestaltung). Un projet décidément pas comme les autres.
Bergen Assembly 2022, jusqu'au 6 novembre 2022, divers lieux, Bergen, Norvège, 2022.bergenassembly.no