Le haut bâtiment de briques de la Triennale se dresse le long du grand parc Sempione qui borde le château des Sforza. Construit en 1933, il abrite traditionnellement une exposition internationale tous les trois ans – Triennale Milano – et des expositions contemporaines ainsi que le Museo del Design Italiano. Dans ce palazzo dell’Arte, un lieu ouvert à tous les arts bien avant la création du Centre Pompidou, à Paris, ou du Barbican Centre, à Londres, la Fondation Cartier propose l’exposition « Mondo Reale », fruit d’un partenariat établi en 2020 pour huit ans avec Triennale Milano. Celui-ci a déjà donné lieu à plusieurs projets d’envergure, certains importés depuis Paris et d’autres conçus spécialement, par exemple autour de l’œuvre de Guillermo Kuitca ou de celle de Raymond Depardon.
AU CŒUR DE LA PROGRAMMATION
Le rayonnement de la Fondation Cartier hors de ses murs est déjà bien connu; des expositions ont été organisées à Power Station of Art à Shanghai (« A Beautiful Elsewhere », 2018),au 180 The Strand à Londres (« The Great Animal Orchestra », 2019) ou, cette année, au Tripostal à Lille (« Les Vivants »). Ce sont des modèles de coopération chaque fois différents : « Nous avons un fonctionnement organique, ce sont toujours des histoires de rencontres, précise Hervé Chandès, le directeur général artistique de la Fondation. Nous tissons des liens et les entretenons pour former une communauté. » À Milan, cette exposition s’inscrit parfaitement dans le dynamique programme milanais : « Ce qui nous intéresse, c’est de dialoguer avec les lieux. Nous nous adaptons au contexte local et avons véritablement contribué à la programmation de la Triennale avec l’exposition “Mondo Reale”, mais aussi avec un ensemble d’événements », explique la commissaire Grazia Quaroni. Une remarquable conversation a par exemple été menée en septembre dernier par le père Antonio Spadaro, auteur d’un livre intitulé Cyber théologie. Penser le christianisme à l’heure d’Internet (Lessius, 2014), avec le cinéaste Andrei Ujică, autour de son film 2 Pasolini, un hommage au maître italien, autoportrait de l’artiste et image d’un Christ trop humain.
On ne connaît que 5 % de l’univers, disent les savants… Le programme d’expositions titré « Unknown Unknowns. An Introduction to Mysteries » suggère des visions du monde qui prennent en compte notre méconnaissance de ce qui nous entoure. Les vingt-quatre pavillons nationaux de la 23e Exposition internationale ont été pensés à l’aune de ce sujet. Six pays d’Afrique sont représentés – la proposition du Ghana est particulièrement réussie. « Ce continent fait partie des grandes inconnues dans le monde contemporain », souligne Stefano Boeri, président de la Fondation de la Triennale.
Puis trois expositions se font écho. Celle qui porte le titre du programme, assurée par l’astrophysicienne Ersilia Vaudo Scarpetta, évoque ambitieusement la place de la Terre dans l’univers, avec la participation de philosophes comme Emanuele Coccia, de chercheurs et d’artistes comme Alicja Kwade, Benoît Pype ou encore Tomás Saraceno. « La tradizione del nuovo » propose une traversée du design italien de 1964 à 1996, de l’objet à sa dématérialisation, grâce aux archives de la Triennale et aux collections du Museo del Design Italiano. Marco Sammicheli, directeur de ce dernier, examine, à travers cette exposition, qui représente par ailleurs le Pavillon italien pour la Triennale, ce en quoi peut consister la recherche. Enfin, l’exposition de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, « Mondo Reale », invite à observer notre quotidien, son opacité et ses mystères. « C’est un voyage vers l’inconnu. On ne sait pas où l’on va, mais on prend des risques et l’on y va », dit Grazia Quaroni, commissaire de l’exposition avec Michela Alessandrini.
DIALOGUE DE L’ART AVEC LA NATURE
« Mondo Reale » est une invitation à observer le monde et à le mettre en doute. Dans la scénographie pensée par le duo de designers FormaFantasma, tout est ouvert à la vue, avec un ensemble d’éléments mobiliers réduits au minimum : des murs de papier, des tapis récupérés en guise de cloisons et beaucoup d’espace entre les œuvres, ce qui permet d’entrevoir, par les hautes baies vitrées, les jeux du soleil à travers les immenses cèdres du parc. Les principes du doute, du double et de la transformation de la matière sont affirmés dès l’entrée avec la chimère à deux têtes en céramique (Ring Master & Tics, 2022) de Virgil Ortiz, un artiste natif américain. Ces questionnements se poursuivent par le biais du regard circonspect du personnage de Ron Mueck, assis dans une barque, nu, la tête penchée comme pour mieux voir (Man in a Boat, 2002).
La perception d’un monde labile, comme en mouvement permanent, se précise avec plusieurs séries d’œuvres qui jalonnent l’exposition : un bulletin météo quotidiennement envoyé par David Lynch depuis Los Angeles (Weather Report); une série de photographies de Jessica Wynne, révélant des démonstrations de mathématiciens (tous fidèles de la Fondation Cartier) et leurs effacements successifs; et une sorte de journal en images pour lequel Sho Shibuya a commencé à peindre, chaque jour du confinement et aujourd’hui encore, le lever du soleil au dos de la une du New York Times (Headlines, 2020-2022).
Au long du parcours, on découvre tour à tour une rencontre filmée par Andrei Ujică entre Paul Virilio et le prix Nobel Svetlana Alexievitch (Unknown Quantity, 2002-2005). On les voit, comme à vol d’oiseau, évoquer l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Plusieurs peintures abordent le sujet de la menace que l’urbanisation galopante porte sur la nature : les formes fantastiques de l’artiste autochtone du Brésil Jaider Esbell, prématurément disparu en 2021 (Untitled, 2021); la ville de Guillermo Kuitca éclairée par une étrange double éclipse (Double Eclipse, 2013); le merveilleux dessin de l’illustrateur Yann Kebbi, qui recompose le paysage d’une exposition imaginaire avec toutes les œuvres présentes dans l’exposition (Mondo Reale, 2022); et les ours de Fabrice Hyber qui se reflètent dans l’eau en forme de figurines d’animation (Bug, 2006). « Fabrice Hyber prépare un grand projet pour la Fondation Cartier, à Paris, une exposition-école inspirée par la forêt qu’il a semée en Vendée, sur le territoire de son enfance. Ici, l’imaginaire existe d’une autre manière », raconte Grazia Quaroni. La noirceur des éléments de la nature est aussi très présente. Les vagues de graphite de la jeune Hu Liu (Sea Wave, 2022), que l’équipe de la Fondation Cartier a rencontrée à Pékin, résonnent avec le magistral film d’Artavazd Pelechian, La Nature (2020). Puis c’est à Sarah Sze qu’il revient de clore ces visions cosmiques avec son installation dessinant sur le sol une éclipse autant qu’un observatoire astronomique (Tracing Fallen Sky, 2020).
Certaines des œuvres exposées font partie de la collection de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. D’autres ont été produites et acquises pour l’occasion. D’autres encore sont de simples prêts. Comme le précise Hervé Chandès : « Nous nous servons de l’exposition pour faire un pas en avant : nous n’achetons que des œuvres qui ont été exposées. Nous collectionnons les œuvres, mais aussi tous ces moments avec les artistes et les émotions qui les accompagnent. »
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« Mondo Reale »,23e Exposition internationale Triennale Milano, « Unknown Unknowns. An Introduction to Mysteries », 15 juillet-11 décembre 2022, palazzo dell’Arte, 20123 Milan, Italie.