Aussi fou que cela puisse sembler, il aura fallu attendre vingt-quatre ans pour voir à Paris une exposition monographique de l’artiste américaine Zoe Leonard, pourtant présente dans les plus importantes collections muséales et privées mondiales, et dont la rétrospective « Survey » s’était tenue au Whitney Museum, à New York, en 2018, puis au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, en 2019. Si le Centre national de la photographie de la rue Berryer, à Paris, avait accueilli sa première exposition en France dès 1998, la Villa Arson de Nice avait été la seule, en 2007, à présenter son projet Analogue, patiemment constitué pendant plus d’une décennie entre son quartier du Lower East Side, à New York, et différents magasins ou marchés à la sauvette d’Afrique, de Cuba, du Mexique et du Moyen-Orient. L’ensemble de 412 photographies interrogeait concomitamment les disparitions d’une strate d’urbanité new-yorkaise et de la photographie argentique ainsi que la circulation d’objets manufacturés de seconde main assurant l’omniprésence des États-
Unis à travers le globe. Le musée d’Art moderne de Paris accueille jusqu’au 29 janvier 2023 sa dernière série photographique au long cours, Al río/To the River, à la suite du Mudam Luxembourg – Musée d’Art moderne Grand-Duc où l’exposition s’est tenue pour la toute première fois de février à juin 2022.
TÉMOIN D’UNE SOCIÉTÉ MALMENÉE
En 2016, Donald Trump vient d’être élu, et Zoe Leonard – dont l’actualisation du pamphlet I Want a President (1992) hérisse la bienséance et l’hypocrisie faites pouvoir – ressent non seulement un immense découragement d’activiste lesbienne féministe, mais aussi la nécessité urgente de s’interroger sur cette America qui la constitue et où, malgré tout, elle continue de travailler et de vivre. Elle s’éloigne de New York pour passer du temps au Texas où, en 2014, elle avait déjà conçu à Marfa un très beau projet de camera obscura sous l’égide de la Chinati Foundation, 100 North Nevill Street. L’artiste se déplace longuement le long du Río Bravo/ Rio Grande, fleuve multiséculaire qui prend sa source dans les mon-tagnes Rocheuses avant de se jeter dans le golfe du Mexique quelque 3000 kilomètres en aval. Son nom change selon la rive depuis laquelle il est prononcé : « Río Bravo » au Mexique, le fleuve vaillant; « Rio Grande » aux États-Unis, le grand fleuve.
En prenant ainsi la mesure de cette frontière à la fois naturelle et contre son gré que le Río Bravo/ Rio Grande dessine entre les États-Unis d’Amérique et le Mexique, Zoe Leonard décide d’en longer le cours de manière répétée et d’une rive à l’autre pendant plus de quatre ans, alternant marche et transports, seule ou accompagnée du poète et libraire de la Marfa Book Company Tim Johnson, pour saisir ce qui se joue politiquement, socialement et visuellement dans cette zone si particulière. Équipée d’un unique appareil tenu à la main – tel un prolongement de son propre corps inscrit dans le paysage observé, enregistré, puis tiré et exposé –, elle photographie patiemment les lieux et situations qu’elle croise en chemin, depuis les villes frontalières de Ciudad Juárez et d’El Paso jusqu’à l’océan. Au fil de l’accumulation de ses expériences et prises de vue (les 300 photographies présentes dans l’exposition parisienne sont le fruit d’une exigeante sélection dans un corpus gigantesque), l’artiste réalise à quel point celles-ci constituent non
seulement un inventaire documentaire au présent, mais également un témoignage, par le regard, sur une société en proie aux dérives autoritaires, à la xénophobie, à la binarité du bien contre le mal comme aux instabilités climatiques, à la paupérisation, aux migrations clandestines, aux activités et infrastructures humaines à l’échelle de petits villages ou de grosses villes, qui, pour certaines, ont très largement entamé la vie du fleuve et celle de ses riverains.
ENREGISTREMENT PANORAMIQUE
À l’image d’une pellicule cinématographique brisée dans sa continuité, l’exposition offre une intense expérience de conscience visuelle, de corps et de réflexion. Elle se déploie dans l’espace vide du musée en séquences non chronologiques : Al río/To the River au fil des salles, dont chaque image ou série demande un vrai temps d’arrêt pour interroger l’ampleur des signes qu’elle rend visibles; Prologue, installé dans un espace interstitiel, qui montre une eau agitée à la couleur indéfinissable, photographiée en plongée comme pour engloutir d’emblée le regard; et pour clore l’exposition, Coda dans une cage de verre, images numériques d’allers et venues de piétons filmés en direct sur un pont par une caméra de surveillance.
En se succédant à intervalles irréguliers, les images d’Al río/To the River déroulent le panorama fragmenté d’une zone immense et versatile, divisée entre plénitude naturelle et structures de contrôle, présences humaines interlopes et flore du désert. La puissance aride des tirages argentiques, qui rend manifeste l’expérience du temps passé dans cet environnement souvent hostile, matérialise admirablement l’acuité du regard de Zoe Leonard. Sa présence à vue, de jour comme de nuit, dans des zones escarpées, des champs, sur des routes infinies ou des voies sans issue, a enregistré sans relâche ce qui se trouvait devant elle : des forces de police au loin, un barrage hydraulique, un troupeau de chèvres, des chiens, un lit asséché, des fantômes de corps engloutis, un mur en construction qui, dans sa démesure, occulte l’horizon pour mettre un terme aux désirs d’ailleurs. Ce point de vue aussi singulier qu’intransigeant, qui, pour l’artiste, constitue « la moitié de l’image », nous place, spectatrices et spectateurs d’un vieux monde où la question de la frontière n’a jamais cessé d’être posée, face à la sourde violence de nos environnements les plus proches comme les plus lointains.
Al río/To the River est également le titre de l’ouvrage publié par le Mudam Luxembourg avec les éditions Hatje Cantz pour accompagner l’exposition, coffret de deux volumes consacrés pour l’un à l’ensemble des images noir et blanc et couleur sans titres ni légendes, pour l’autre à un passionnant corpus de contributions rassemblées par Zoe Leonard et Tim Johnson en espagnol, anglais et français. Les différentes approches et visions du fleuve – poétiques, dialoguées, historiques, sociopolitiques ou métaphoriques – d’écrivains, chercheurs, journalistes ou artistes des trois langues n’abordent pas le corpus photographique en tant que tel, mais produisent une riche matière à réflexion sur ce que les images drainent dans leur sillage, et ce bien au-delà du visible. Cette véritable somme permet de replonger dans l’intensité de Al río/To the River à travers un portrait composite du Río Bravo/Rio Grande en images et en textes. C’est aussi une très belle manière de rendre grâce aux intellectuels sud-américains invisibilisés, car non traduits (c’est le cas, par exemple, de Gloria Anzaldúa, auteure de Borderlands magnifiquement évoqué par Élisabeth Lebovici et Catherine Facérias dans leur texte Borderlangue) comme au fleuve et à ses voix tues, à son passé comme à sa plus prégnante actualité.
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« Al río/To the River », 15 octobre 2022 - 29 janvier 2023, musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.
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Zoe Leonard. Al río/To the River, Berlin/Luxembourg, Hatje Cantz/ Mudam Luxembourg, 2022, 552 pages, 312 illustrations, anglais/ français / espagnol, 74 euros.