« En Tunisie, la révolution a produit un trop plein d’images faites avec des smartphones. C’était le moment de repenser la façon dont nous les regardons, d’aller au-delà du document. Avec Jaou, nous voulons aussi redonner un peu d’espoir dans une ville en proie à de profondes difficultés économiques et à un régime autoritaire », expliquait Lina Lazaar, le soir de l’ouverture de cette manifestation qui tenait sa 6e édition du 6 au 20 octobre 2022 – la précédente remontait à 2018. Au même moment s’achevait, dans des lieux insolites de la médina, un autre festival, Dream City, lancé par deux jeunes chorégraphes, avec une programmation pluridisciplinaire, signe d’une certaine énergie artistique qui traverse la ville en dépit de la crise.
C’est la Fondation Kamel Lazaar (KLF), créée par le banquier Kamel Lazaar à Genève en 2005 et établie à Tunis en 2011, qui est à l’origine de Jaou. La manifestation est à présent pilotée par Lina Lazaar, qui reste très attachée à la Tunisie de ses ancêtres, bien qu’elle ait été formée à la London School of Economics puis chez Sotheby’s à Londres. En 2017, elle a été à l’origine du premier Pavillon tunisien à la Biennale de Venise depuis 1958.
Au programme de Jaou, une quinzaine d’expositions avec beaucoup de jeunes artistes tunisiens – à la production parfois inégale. Jaou signifie « fun », « air du temps », et cette légèreté est particulièrement précieuse dans un pays où les avancées liées à la « révolution de jasmin » semblent aujourd’hui menacées. Le thème choisi, « Le corps dans tous ses états », l’a été sans volonté de provocation, mais avec l’intention d’aborder des sujets brûlants, comme celui de l’homosexualité encore criminalisée en Tunisie – la KLF soutient d’ailleurs Flagrant délit, le premier spectacle portant sur cette question en Tunisie, qui était annoncé dans la ville pendant les jours d’inauguration de Jaou.
Raconter, se raconter
L’un des enjeux majeurs de cette nouvelle édition était de remettre l’image dans l’espace public. Ainsi 300 panneaux d’affichage au bord des routes qui conduisent à La Marsa, à Sidi Bou Saïd et à La Goulette ont été détournés de leur usage commercial pour montrer des photographies d’artistes du monde entier sur cette question du corps. Cela n’a pas été sans négociations, tout comme l’installation d’une vaste exposition en plein air le long des 140 mètres de l’avenue Habib-Bourguiba. Choisis par Karim Sultan, des artistes confirmés comme Lamia Joreige, Naeem Mohaiemen et Athi-Patra Ruga voisinaient, sur des échafaudages de ponts loués pour l’occasion, avec de jeunes artistes comme Seif Kousmate (repéré aux Rencontres photographiques d’Arles) ou encore Fatema Al Fardan. L’idée était belle, et il faut parier que la centaine de médiateurs – des étudiants en art pour la plupart – ont su transmettre aux passants cet utopique message de partage.
Rouvrir des lieux abandonnés et un peu oubliés, telle est aussi l’une des ambitions de Jaou. L’un des bâtiments les plus intéressants abritant cette édition est la Bourse du travail, un édifice rond, construit au début des années 1950, qui a été entièrement réaménagé en un amphithéâtre accueillant, décoré de tapis et de fauteuils colorés, pour héberger un symposium. Celui-ci était adressé notamment à 300 étudiants en art de Tunis et d’autres régions, qui ont été conviés pendant quatre jours. « Que pouvons-nous apprendre et désapprendre quand nous discutons ensemble ? » était-il demandé. Et Simon Njami de faire l’éloge de « ceux qui ne savent pas savoir » dans son propos introductif à ces journées.
Pour Jaou, ce dernier a été invité à concevoir deux expositions, l’une au B7L9 Art Station, dans un quartier populaire de La Marsa, et l’autre à l’imprimerie Cérès, fermée en 2015. Ce lieu, qui abritait aussi la mythique maison d’édition Cérès – de grands poètes y ont été publiés –, lui a inspiré une exposition sur l’œuvre en train de se faire, avec, par exemple, la vidéo d’Elyes Debache qui montre des mains tisserandes à l’ouvrage, ou celle d’Aziza Thabet dans laquelle on voit des femmes faire des gâteaux et couper des fruits. « Je n’étais pas venu depuis douze ans. Racontez- vous ce qu’il s’est passé pour vous depuis », a dit Simon Njami à la vingtaine d’artistes qu’il a choisis à la suite d’un appel à candidatures lancé sur Facebook. L’exposition s’intitule tout simplement « Un journal intime collectif ». Les profils et les générations sont divers. On sent encore l’odeur de l’encre. Mouna Jemal expose des photos de Tunis, 20décatie qu’elle « redore » d’un filtre sépia. Mehdi Ben Temessek propose quant à lui une réflexion sur l’erreur et, dans l’autre volet de l’exposition, sur l’errance. C’est au B7L9 Art Station que se tenait celui-ci, dont la scénographie – un peu trop présente – évoquait un village africain. En « promeneur solitaire », Mehdi Ben Temessek montre une série d’images faites au bord d’un canal dans le quartier alentour. Soufia Bensaid, qui expose pour la première fois, révèle une vidéo d’une plage en forme d’autoportrait, avec toutes ses contradictions. Enfin, Amel Bouslama a photographié des traces de roues sur une plage de son enfance aujourd’hui réduite à une étroite bande de terre.
De nouveaux regards
Plusieurs lieux ont également été investis dans le centre-ville, soutenus par des mécènes privés et consacrés à la très jeune création. Au Central Tunis – Le 15, Olfa Feki a choisi dix artistes et demandé deux images à chacun. Elle a fait imprimer 100 000 cartes postales qui ont été jetées sur le sol comme un paysage intime. Le corps apparaît encore sous différentes formes, indé- terminé chez Nüren, fantomatique chez Fatma Ben Aissa. À quelques rues de là, au Central Tunis – Le 42, la même commissaire invite à une réflexion sur les ravages du changement climatique plus connu pour la fonte des glaces au pôle Nord que pour les tempêtes de sable dans le désert. « À l’épreuve du mal » réunit Yuri Kozyrev, Kadir van Lohuizen et Zied Ben Romdhane. Dans le même quartier, le 32bis, dirigé par Camille Lévy Sarfati, propose une exposition intitulée « Injurier le soleil » avec Myriam Amri, Margaux Fitoussi, Achref Toumi et Bachir Tayachi. Ce lieu, qui abrite aussi une résidence pour artistes dans l’ancien siège de Philips entièrement rénové, sera inauguré au début de l’année 2023.
À l’Institut français, partenaire actif de Jaou, il faut « tendre l’œil » pour deviner les formes fantomatiques de la série Les Paysages du départ que Bruno Boudjelal a photographiées sur les plages d’Algérie d’où les migrants tentent de partir vers l’Europe. Ce photographe franco-algérien, membre de l’agence VU’, montre également un travail photographique et vidéo dans lequel des migrants contemplent leur départ rendu impossible. Il présente enfin ses Scrapbook algériens, réalisés au cours d’une résidence à Johannesburg à partir de documents familiaux glanés lors de voyages avec son père sur les traces de sa famille. À la Maison de la culture maghrébine Ibn Khaldoun, c’est un autre récit, celui de presque un siècle de vie en Tunisie, qui est fait à travers les images de Jacques Pérez, un photographe né dans le quartier de la Hafsia en 1932 et disparu en juillet dernier. Proche d’Henri Langlois, il a été l’un des fondateurs de la Cinémathèque de Tunis, et ses images révèlent tour à tour des enfants à Sidi Bou Saïd, des pêcheurs de poulpe sur les îles de Kerkennah ou encore des visages ridés comme celui de La Dame de Chebika.
Du côté de La Marsa, où sont installées plusieurs galeries comme Selma Feriani ou Elmarsa, le palais Abdellia abrite une exposition conçue par Andrea Bellini, directeur du Centre d’Art Contemporain Genève et fondateur, il y a dix ans, de la Biennale de l’image en mouvement (BIM), dont il a effectué une sélection sous le titre « A Wake-Up Song, Mr President », avec notamment Simon Fujiwara, Pauline Boudry & Renate Lorenz ou encore Sophia Al Maria. L’occupation de ce lieu revêt une dimension particulièrement symbolique dans la mesure où une exposition intitulée « Le Printemps des arts » y a été vandalisée en 2012.