En 1978, André Cadere, âgé de 44 ans, est opéré d’une tumeur au cerveau. Entre le 19 mai et le 3 juillet, alors qu’il doit réapprendre à écrire et à parler, il rédige depuis sa chambre d’hôpital quarante-deux lettres destinées à son ami Yvon Lambert. Originaire de Roumanie, Cadere est un artiste conceptuel devenu légendaire. Au cœur de sa pratique se trouve un objet, « la barre de bois rond », qu’il emporte partout avec lui – dans les magasins, les vernissages ou encore en voyage. Composée de segments colorés et assemblés sur un axe selon un ordre préétabli, celle-ci favorise le dialogue avec les inconnus intrigués, séduits ou perturbés par l’irruption de ce grand brun à l’allure de pèlerin rusé. Elle est aussi – par sa maniabilité, son économie de moyens et sa forme même (sans endroit ni envers) – une critique de l’œuvre « classique » et « inerte » et de son éloge. La barre de bois rond, enfin, dynamite la dépendance traditionnelle de l’artiste aux institutions, rendant obsolètes les cimaises des musées et des galeries. La production de Cadere se résume à ces barres, au nombre de 150 environ, manière de refuser la course à la nouveauté, auxquelles s’ajoutent des tracts, des cartons d’invitation ou encore des photographies qui sont aujourd’hui les seules traces matérielles de ses multiples interventions.
Privé de sa mobilité à la suite de son opération, lui qui d’ordinaire jouit d’une énergie inépuisable, et soucieux de retrouver la maîtrise du langage, Cadere voit dans « ces lettres une exploration de [s]on travail ». Selon Bernard Marcelis, il s’agit pour l’artiste empêché, non de livrer une réflexion testamentaire sur son œuvre, mais de la mettre en perspective afin de préparer l’avenir. Aussi revient-il à la fois sur l’objet lui-même, la barre de bois rond, et sur ce que cet objet permet : des promenades et des divagations minutieusement conçues comme autant d’expositions hors les murs, nourries de rencontres et d’échanges.
L’ouvrage est composé de deux volumes : la transcription des lettres accompagnée de commentaires documentés de Marcelis, et leur reproduction en fac-similé, qui révèle les vacillements de la graphie. « Il me paraît évident que tout ceci n’est pas un problème d’école primaire, note Cadere le 22 mai. [...] il n’y a rien à apprendre, tout est en moi, et tout apparaît à travers la poussée de ma conscience. Je veux aussi dire que, après [ma convalescence], je serai peut-être exactement comme avant mais il se peut aussi que l’approche de mon travail en sortira modifiée. » Il n’y aura guère d’après. Cadere meurt le 12 août, alors que se tient à Londres son ultime exposition.
André Cadere, « Lettres sur un travail », introduction et commentaires de Bernard Marcelis, Paris, JBE Books, 2022, 96 et 92 pages (2 livres dans un étui), 45 euros.