« Black Indians », une association de mots qui résonne presque comme un oxymore si l’on ignore l’improbable rencontre tissée entre les centaines de milliers d’esclaves africains débarqués sur les rivages du Nouveau Monde et les populations amérindiennes asservies, voire décimées, par les virus importés de l’Ancien Monde. De ce triangle infernal dessiné à l’aube du XVIIIe siècle entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques allait naître l’une des tragédies les plus sombres de l’humanité, sur fond de rivalités économiques, de conquêtes et d’oppressions…
Et pourtant, aussi tragique et révoltant fut-il, cet épisode fondateur de l’histoire des États-Unis engendra un phénomène culturel très peu connu de ce côté de l’océan Atlantique : les traditions carnavalesques de La Nouvelle-Orléans, avec leurs costumes sophistiqués, d’une rare exubérance. Soit le plus flamboyant acte de résistance et de résilience de ces communautés qui, face à leur passé douloureux, mêlèrent et mêlent encore, sans hiérarchie aucune, catholicisme et islam, rituels africains, amérindiens et vaudous.
CHRONIQUES VISUELLES ET CRIS DE PROTESTATION
Comment ne pas être pas ébahi par la folle inventivité de ces artistes à part entière célébrant, par-delà les siècles et les mers, par la grâce de leurs costumes auréolés de plumes, de perles et de sequins, la mémoire de leurs ancêtres brutalement arrachés à leur terre d’origine pour travailler dans les champs de canne à sucre, de coton, de café et d’indigo ? C’est là que ces derniers côtoyèrent les « Indiens d’Amérique », avec lesquels ils partagèrent servitude, racisme et humiliation. « C’est toujours dans la violence de l’esclavage que se tissent des liens durables, des métissages de cultures et de nouveaux savoir-faire, et que se forge la résistance à une commune oppression. L’“Indian”, symbole de puissance, de panache et de résilience, s’impose tout naturellement comme modèle aux Africains-Américains de la période ségrégationniste de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils souhaitent ainsi exprimer à l’ombre du carnaval officiel et blanc de La Nouvelle-Orléans, duquel ils sont largement exclus, des valeurs et des idéaux communs de justice et d’égalité », écrit Steve Bourget dans le passionnant catalogue *1 qui accompagne l’exposition.
On aurait tort cependant de ne voir, dans ces débauches de perles et de plumes – qu’un œil occidental aurait tôt fait de juger clinquantes –, que d’aimables « tenues folkloriques ». Marqueurs identitaires, sources de fierté et de créativité, ces mascarades sont autant des chroniques visuelles que des cris de protestation. « Lorsqu’ils revêtent ces costumes rutilants, ils ne se déguisent pas en Indians, ils sont des tribus d’Indians sur le chemin de la guerre, de la lutte contre le racisme et l’oppression, toujours présents aujourd’hui malgré la proclamation d’émancipation et la Constitution américaine », explique Steve Bourget, qui a recueilli sur place les propos de nombreux représentants de ces communautés.
Et c’est précisément tout le mérite de cette exposition que de donner à voir et à entendre la parole de ces hommes et de ces femmes, soucieux d’affirmer leurs racines africaines tout en célébrant leur dette à l’égard des populations amérindiennes auxquelles ils et elles empruntent en partie leurs références visuelles et spirituelles.
DES COSTUMES NÉS D’UN RÊVE OU D’UNE VISION
La plupart des spécialistes s’accordent à penser que c’est lors des rassemblements multiculturels de la « Place Congo » – au cours desquels les populations d’ascendances africaine et caribéenne, libres ou esclaves, échangeaient avec les Amérindiens chants, musiques, rythmes et croyances – qu’apparurent les premiers Black Masking Indians. Exclus des défilés les plus luxueux, contrôlés par les Blancs, les Néo-Orléanais noirs choisirent de protester contre leur statut d’opprimés à travers leurs costumes de carnaval, dont la séduction visuelle ne dissimulait en rien la charge symbolique. Nécessitant plusieurs mois, voire une année intensive de préparation, nées parfois d’un rêve ou d’une vision, ces tenues féeriques n’ont de cesse, pour la plupart, d’affirmer aux yeux de tous le lien ancestral, spirituel et charnel qui relie l’artiste à sa communauté.
Si certains créateurs puisent directement leur inspiration dans les croyances amérindiennes – telle Eleonora Rukiya Brown, reine de la tribu des Creole Wild West, dont le splendide costume azuréen clame la prophétie de Bison Blanc annonçant la venue de grands changements sur terre –, d’autres préfèrent se tourner vers les religions de leurs ancêtres africains. Ainsi, l’artiste Mystic Medicine Man appose sur tous ses costumes le mot nganga, qui signifie « guérisseur » en langue
subsaharienne kikongo. L’une de ses créations est en outre tapissée de symboles vévés appartenant à l’esprit Erzulie, une divinité dispensant amour, santé et prospérité dans le vaudou haïtien.
Mais c’est peut-être dans les parades des Baby Dolls, célébrant le pouvoir féminin et la nécessité de reconnaître l’égalité des sexes, que l’humour et la transgression atteignent leur paroxysme. Selon la tradition orale, ces défilés délibérément provocateurs remonteraient à 1912, lorsque des prostituées de la partie basse de la ville, majoritairement noires ou créoles, décidèrent de tenir tête à leurs homologues de la partie haute en mimant des gestes obscènes et en se pavanant dans des tenues clairement érotiques.
Leur répondent, oscillant entre grotesque et terrifiant, les parades funèbres des Skulland Bone Gangs, squelettes et morts-vivants inspirés des zombies du vaudou haïtien qui n’ont rien à envier aux cauchemars hallucinés d’un Tim Burton…
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*1 Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, Arles, Actes Sud, 2022, 224 pages, 180 illustrations, 43 euros.
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« Black Indians de La Nouvelle-Orléans », 4 octobre -15 janvier 2023, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.