« Identification : incertaine. Architecte : réducteur. Artiste: réducteur. Designer : réducteur. Pionnier : peut-être. Quoiqu’il en soit : Nanda Vigo. » Ainsi se définit l’Italienne Nanda Vigo (1936-2020), qui évita de se laisser classer dans des catégories, bien qu’elle ait créé de magnifiques meubles de rangement. Revendiquant une forme de fluidité esthétique, de vagabondage entre les pratiques, elle paya sans doute cette indétermination constitutive. Si elle fut à sa manière une artiste totale, l’histoire a en grande partie occulté sa dimension avant-gardiste. Elle suscita l’admiration de pairs renommés – tels Lucio Fontana, Otto Piene et Gio Ponti, avec qui elle collabora étroitement –, mais ne reçut jamais la reconnaissance que méritait amplement son travail foisonnant. Surtout en France.
Son inscription dans le paysage du design et de l’architecture plasticienne est enfin reconnue grâce à « L’Espace intérieur », la première exposition de son travail en France, proposée par le musée des Arts décoratifs et du design de Bordeaux, dirigé par Constance Rubini. Parmi les créatrices naguère invisibilisées par une loi d’airain patriarcale, Nanda Vigo produisit une œuvre d’une telle audace que l’on mesure difficilement aujourd’hui comment elle a pu être à ce point minimisée. C’est toute l’intelligence de l’exposition, organisée par Victoire Brun et Justine Despretz et scénographiée par Bérengère Bussioz, que d’offrir au regard la puissance d’une approche échappant aux carcans disciplinaires, et qui, par un jeu constant avec la lumière, métamorphose les objets et les intérieurs en surfaces d’expérimentation sensorielle intense.
Ses pièces nous regardent autant que nous les manipulons, nous envoûtent autant que nous les enveloppons. « J’ai cherché la dématérialisation de l’objet à travers la création de fausses perspectives, de telle sorte que l’espace autour de la personne qui regarde s’identifie à l’objet lui-même », disait-elle. Design et architecture n’ont ainsi plus d’autre sens que de plonger le public dans une forme d’extase contem-plative mêlée à un fonctionnalisme délicat. Son geste réalise la gageure d’une synthèse entre James Turrell, Julio Le Parc et Charlotte Perriand, soit entre l’intensité presque mystique d’une beauté diaphane et la rigueur formelle d’un objet du quotidien (table, fauteuil, lampadaire, miroir…). L’exposition, immersive, invite à traverser ses « environnements » – des intérieurs pensés dans leur totalité décorative, spatiale et sensorielle. Plusieurs d’entre eux, démantelés pour la plupart, ont été reconstitués. Dans chaque pièce, remplie de miroirs, de néons, d’objets en aluminium et en verre, on voudrait s’installer et se laisser envahir par cette ambiance tant cinématographique que cinétique. Comme si l’on se transposait dans un film de Jean-Pierre Melville ou une sculpture de Julio Le Parc.
« ICI, PAS D’INTERVALLES »
La carrière artistique de Nanda Vigo commence au début des années 1960, au contact de Lucio Fontana, figure de l’avant-garde milanaise. Animée comme lui par des recherches sur les questions du temps, de l’espace et de la lumière, elle travaille à ses côtés sur des projets architecturaux. En 1964, Nanda Vigo déploie son travail sur le spatialisme avec la publication de son Manifesto Cronotopico. Ses Cronotopo (« espace-temps ») forment des sculptures en verre et en acier, murales ou sur pied, qui réfléchissent la lumière. Liée au groupe d’avant-garde ZERO, fondé à Düsseldorf en 1958 par Heinz Mack et Otto Piene, elle poursuit des recherches sur les intensités variables de la lumière et sur les effets physiques de celle-ci.
Son statut d’architecte d’intérieur est sans cesse contaminé par ses expérimentations plastiques, comme en témoignent les deux monochromes reconstitués au madd, devenus des références du design italien : les sublimes La Casa Blu (1970) et Lo Scarabeo sotto la foglia (1965-1968). Conçue avec Gio Ponti, cette dernière est une « maison refuge », fantasmatique, où l’on devine les citations de Lucio Fontana, Enrico Castellani, Agostino Bonalumi ou Daniel Buren. S’y impose un escalier en colimaçon en fourrure, et le soleil du jardin extérieur se reflète dans les petits carreaux qui tapissent les planchers de pièces ouvertes, sans cloisons. Mieux qu’un white cube, ce « scarabée sous la feuille » est un paradis blanc qu’un collectionneur a fait construire au nord de l’Italie au milieu des années 1960. « Dans cette maison, l’espace même est une œuvre, la première, un objet d’art à l’échelle architecturale, confiait Nada Vigo en 1973. En comparaison, toutes les autres maisons de collectionneurs peuvent paraître diluées, imprécises : faites d’objets et d’intervalles. Ici, pas d’intervalles.» C’est dire combien elle liait architecture et design, et même plus, finalement, dans le sens où son geste visait l’amplitude d’une expérience.
DÉCLENCHER LA PROFONDEUR
Si son sens de l’espace et de la lumière définit majestueusement son geste créatif, la part plus « classique » de son travail consacrée au design n’est pas en reste. Collaborant avec de nombreux éditeurs de mobilier, Nanda Vigo a créé des séries de modèles de luminaires, à l’image du lampadaire le plus connu, Golden Gate (1971), l’une des premières lampes utilisant la technologie LED. Une arche d’acier de deux mètres de long pourvue d’un tube fluorescent, inspirée directement du pont de SanFrancisco, en Californie. D’autres objets cultes s’imposent au regard du visiteur, tel le fauteuil Due Piu, une structure tubulaire en acier chromé, habillée de deux cylindres de fourrure synthétique – dont l’assise est parfaite pour les dos fragiles. Genesis Light (2006), en cristal noir et néon rouge, se contemple comme dans un vertige, les yeux plongés dans un cosmos infini, entre rêve et perception. Ou encore sa série d’œuvres Trigger of the Space, qu’elle commence dans les années 1970 : des sculptures pyramidales édifiées avec des miroirs et des néons.
Enfin, sa réalisation la plus puissante pourrait résumer, par son titre même, tout le travail de Nanda Vigo : « Utopie ». Pour la Triennale de Milan de 1964 dédiée au temps libre et dirigée par l’écrivain Umberto Eco et l’architecte Vittorio Gregotti, Nanda Vigo imagine un environnement qui défie le réel : un corridor long de douze mètres avec un plafond bas et des murs rétroéclairés par des néons rouges sur une moquette de même couleur, recouvrant un sol ondulé. Un lieu qui ressemble à un corridor de la vie, invitant à la rêverie, se suffisant à lui-même. En dehors des clous, mais à l’intérieur des choses, l’œuvre de Nanda Vigo a inventé une espèce d’espace à part.
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« Nanda Vigo. L’espace intérieur », 7 juillet 2022-8 janvier 2023, madd-bordeaux, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux.