Le Tambour à fente domine le grand salon. Ce n’est pas tout à fait un hasard, puisqu’un éclairage spécial lui donne la préséance sur les autres objets. Ils ont d’ailleurs tous été sélectionnés pour lui répondre. Cette mise en scène débute sur le pas de la porte de l’appartement, où deux colonnes en marbre vert de plus de 2,50 mètres de haut, surmontées chacune d’un buste de femme en bronze de Jean-Baptiste Carpeaux, accueillent le visiteur. Si elle ne se définit pas exactement comme une collectionneuse, Anne de Caumont La Force aime s’entourer d’objets choisis qui dialoguent entre eux. Ils sont « bavards », pour reprendre une expression de son ami le conservateur et historien d’art Daniel Marchesseau, avec lequel elle partage un goût pour l’art primitif.
Anne de Caumont La Force n’aime rien tant que de décliner les facettes de ce Tambour. « Le Tambour régit, ordonne, donne un rythme et une impulsion. Il est l’ange gardien, la figure paternelle, l’âme protectrice », énonce la dame de lettres, qui privilégie ces objets « bienfaiteurs ». Les bustes de sa mère par Gudmar Olovson et le grand portrait de celle-ci dessiné par Alejo Vidal-Quadras figurent ainsi en bonne place. En 2021, elle a acquis le fauteuil d’académicien de son ami Marc Fumaroli (disparu en 2020), joli clin d’œil à son propre grand-père, Auguste de Caumont, duc de La Force, historien élu en 1925 à l’Académie et auteur du Grand Conti et de Lauzun, un courtisan du Grand Roi. « J’adorais Marc, avec lequel j’étais très complice. Il aimait l’aphorisme de Marc Bonnant, son ami, le grand avocat, à qui il avait remis la Légion d’honneur : “L’amitié est la forme la plus aboutie de l’amour.” J’ai gardé en mémoire de lui cette phrase… et j’ai acheté son fauteuil ! » explique-t-elle.
FIT VIA VI
« C’est par l’énergie que l’on fait son chemin » est la devise des La Force, vieille famille protestante. Le parcours de ces tambours, majoritairement découverts par l’historienne d’art Hélène Leloup et dont une soixantaine est dispersée dans de grandes collections, la fascine. Le sien, provenant du Vanuatu, a été présenté par la galerie Henri Kamer, à New York, puis par la galerie Monbrison, à Paris, chez qui Élie de Rothschild l’a acquis pour le lui offrir. Ses charges symboliques seraient difficiles à nier. Aussi, la série complète de sérigraphies par Andy Warhol, le buste de femme séductrice qui semble regarder le Tambour ou encore le cavalier de René de Saint-Marceaux qui paraît s’en amuser sont autant de fils que la présentation permet de construire dans le salon d’Anne de Caumont La Force. Le fait que Marguerite de Saint-Marceaux ait été l’une des grandes salonnières du XIXe siècle est, quant à lui, un hasard.
La dimension phallique du Tambour est soulignée par les deux trompettes du Népal datant du XVIIIe siècle, accrochées de part et d’autre de la cheminée, tandis que les sculptures du Suédois Gudmar Olovson célébrant les variations amoureuses ne sont pas non plus dénuées de sens…
« Je pense souvent au Discours sur le bonheur [1779] de Madame du Châtelet : “Il faut commencer par bien se dire à soi-même et par bien se convaincre que nous n’avons rien à faire dans ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos passions et maîtrisez vos désirs si vous voulez être heureux ne connaissent pas le chemin du bonheur. On est heureux par des goûts et des passions satisfaites; je dis goûts parce qu’on n’est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu’à défaut de passions, il faut bien se contenter des goûts.” Ce Tambour m’a été offert par un homme de passions. Pas seulement de goûts », précise-t-elle.
SUR LE VIF
Chez Anne de Caumont La Force, il y a aussi les « coups de cœur » achetés par impulsion, mais qui font sens une fois arrivés dans son intérieur. L’Allée des perroquets au jardin zoologique de Londres, un dessin de Gustave Doré de 1872, acheté auprès de la galerie Terrades au Salon du dessin et placé justement à côté du Tambour, en est un exemple emblématique.
« J’ai su tout de suite que c’était celui-ci, sans réfléchir. J’ai suivi mon intuition de “l’”avoir trouvé, se souvient-elle. Gabriel Terrades était lui-même un peu troublé par ma réaction. Je n’avais pas regardé le cartel, je n’avais pas prononcé le nom de Gustave Doré, dont j’avais aimé la rétrospective au musée d’Orsay en 2014, ni fait le lien avec ce que je savais de lui, pas plus qu’avec ses illustrations pour Les Cent Contes drolatiques de [Honoré de] Balzac ou pour les Fables de La Fontaine, que j’aurais pu relier à mon parcours personnel et familial… C’était juste mon premier coup d’œil sur cette feuille qui comptait. » Au fond, l’œuvre en soi fait sens. Gustave Doré a saisi sur le vif ses impressions lors d’une promenade au zoo qui jouxtait Regent’s Park, à Londres. L’artiste travaillait alors avec son ami le journaliste anglais William Blanchard Jerrold à l’illustration d’un ouvrage qu’ils intituleront London, a Pilgrimage (1872), à l’intérieur duquel ils consacreront tout un chapitre au zoo. Transparaissent le plaisir de la découverte et la fascination du dessinateur pour le fourmillement des visiteurs qui s’émerveillent des couleurs, des cris, des mouvements des perroquets…
Depuis son premier achat aux Puces, il y a une quarantaine d’années – un grand nu de femme non signé dont elle n’a jamais cherché à identifier l’auteur –, Anne de Caumont La Force a multiplié les acquisitions de dessins d’architecture pour leur dimension poétique. C’est à l’Hôtel Drouot qu’elle prend le plus de plaisir à suivre ses instincts.
« Il y a quelques jours, je n’étais disponible pour personne, car je n’avais en tête que l’achat de ces deux obélisques en marbre noir de 1,90 mètre. Deux merveilles ! Leur transport sera aussi complexe que celui du jeu d’échecs en marbre des années 1950 pesant 150 kilos que j’ai acheté en ligne chez Sotheby’s. Je dois avouer que je n’avais pas tout à fait pris conscience de ses dimensions, lesquelles m’ont un peu surprise. Après avoir bataillé pour lui trouver une place, il est finalement resté dans l’entrée, où il fait les délices de mes amis joueurs d’échecs quand j’ouvre la porte. Rien ne nous arrête, nous autres chineurs… Ces moments d’inquiétude lorsque les objets arrivent ou ces prouesses techniques auxquelles il faut faire appel pour transporter les objets participent de notre plaisir ! »