Le contraste est saisissant. « Éclosion mémorielle », l’exposition de l’artiste ivoirien Médéric Turay, résidant au Maroc, se déroule, jusqu’au 28 février 2023, dans deux espaces antinomiques : les cimaises de l’hôtel de luxe Four Seasons de Marrakech et la région montagneuse de l’Oukaïmeden dans le Haut Atlas. Le peintre y transpose un univers plastique plutôt urbain en recourant à des matériaux naturels tels que le bois, le bambou, la pierre ou la laine de mouton, dans la pure tradition du land art, mouvance née aux Étas-Unis prônant l’art en milieu naturel depuis la fin des années 1960. Cela génère, selon la commissaire de l’exposition Hafida Jemni Di Folco, « un ensemble d’installations monumentales libres d’accès, sans contraintes d’heures d’ouverture ou de fermeture, ni achat de billet, ni restauration, ni conservation. Des œuvres soumises à l’épreuve du temps au bénéfice des visiteurs ».
UN FESTIVAL DE LAND ART
Un même souci d’investir les espaces sauvages et de s’adresser à un large public préside à la tenue du Flatta (Festival land art Tanger Tétouan Al Hoceïma) dont la 6e édition s’est déroulée entre septembre et octobre 2022 à la fois dans la région d’Al Hoceïma et la montagne Jbela. Artistes marocains et internationaux ont produit pour l’occasion des sculptures et des installations, à l’image de Khalid El Bastrioui, diplômé de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan, dont l’œuvre Thawart n Sakkur prend place sur les vestiges de la cité médiévale d’Al-Mazamma, ancienne capitale de l’émirat de Nekor, détruite au XVIIe siècle par les Alaouites. Une simple porte en fer et céramique, renvoyant aux quatre portes légendaires de la ville, sert ici à rappeler un passé glorieux. « Porte parmi les portes, elle ne donne pas sur l’Espagne et ne se referme pas sur le Maroc, commente le critique Ayoub El Mouzaïne, [mais] porte en elle les illusions et les angoisses d’un Atlas vaincu. »
Au-delà de la dimension politique de certaines œuvres, la raison d’être du Festival Le Flatta reste, pour son fondateur Jean-Christophe Michaut, de sensibiliser au respect de l’environnement et d’offrir au public un accès à l’art contemporain dans une région dépourvue en grande partie d’institutions muséales et de galeries d’art. « Le land art est venu naturellement avec l’amour des paysages et les difficultés que rencontraient les artistes pour exposer dans les galeries de la région, précise-t-il. Je n’ai fait qu’appliquer sur un terrain neutre la même mécanique que celle des Américains qui ont inventé, dans les années 1960, cette plastique pour sortir des galeries. »
DÉGRADATION ET VANDALISME
Par essence éphémères, les œuvres de land art, composées avec des matériaux périssables, sont soumises à la dégradation et quelquefois au vandalisme. « Au fil du temps, commente Hafida Jemni Di Folco, l’érosion temporelle, spatiale, naturelle, climatique, le vandalisme fragiliseront ces œuvres. »
D’ici quelques semaines, les amoncellements de cailloux et les tapis de laine de Médéric Turay seront sans doute ensevelis sous la neige. Mais Jean-Christophe Michaut n’exclut pas que les installations produites lors du Flatta puissent être vandalisées de nouveau par manque de valorisation du travail accompli, mais peut-être aussi par attachement à une tradition aniconique très ancrée dans ces territoires longtemps laissés à l’abandon : « Nous sommes tellement peu soutenus par les institutions qu’il n’est pas étonnant que parfois des œuvres soient vandalisées. La logique voudrait que l’Agence nationale des eaux et forêts, le ministère de la Culture ou la délégation régionale du tourisme s’intéressent davantage à notre initiative. »
Renouveau d’un mouvement que l’on pensait jeté aux oubliettes de l’histoire, le land art « échappera-t-il aux militants écologistes, étant hors commerce, hors système de profit capitaliste et de composition indemne de produits fossiles ? » s’interroge Hafida Jemni Di Folco. Familier de la résidence d’artistes Jardin Rouge, créée par la Fondation Fondation Montresso* à Marrakech, l’artiste RERO pourrait apporter une réponse à cette question, lui qui déplaça son univers essentiellement urbain et composé de lettrages dans le désert marocain. Ses interventions in situ dans la région d’Agafay et en périphérie de Marrakech reprennent les codes du land art sans être composées de matériaux biodégradables. Elles posent à la fois la question de la beauté de la nature et celle des limites de l’institution muséale basée sur une logique de conservation et d’accumulation. « L’art, dit RERO, est partout et surtout là où on ne l’attend pas. Je viens interagir ou court-circuiter l’espace naturel dans lequel nous vivons, souvent le temps d’une photo pour garder en mémoire une archive de notre passage, sans pour autant laisser de traces. » Avec le paradoxe que la photographie, relayée sur les réseaux sociaux, ne pérennise ce qui voudrait disparaître.