Elle connut de son vivant une rétrospective au MoMA (Museum of Modern Art), à New York, une de ses œuvres est la première photographie à avoir fait la couverture d’Artforum, elle a formé les photographes Gregory Crewdson et Philip-Lorca diCorcia, elle côtoyait Bernd et Hilla Becher, Lee Friedlander ainsi que John Coplans… La photographe américaine Jan Groover (1943-2012) a pourtant rejoint le banc des oubliées de l’histoire de l’art. Sur une initiative du musée Photo Élysée de Lausanne, la Fondation Henri Cartier-Bresson fait un premier pas vers la réhabilitation de cette artiste singulière, à travers une large rétrospective itinérante, la première depuis sa mort, dont le commissariat est assuré par Tatyana Franck. Formée à la peinture abstraite, Jan Groover se tourne vers la photographie par défi, à la fin des années 1960. À l’époque, le médium est loin d’être considéré comme un art à part entière aux États-Unis. Le photojournalisme prévaut, faisant fi des qualités intrinsèques des images. Jan Groover va au contraire consacrer sa pratique à la forme, délaissant toute intention de sens ou de revendication et contribuant à « donner à la photographie abstraite ses lettres de noblesse ». Suivant un parcours chronologique, « Jan Groover. Laboratoire des Formes » s’ouvre au début des années 1970, sur ce que la photographe considérait comme sa « première photo sérieuse » : un diptyque de petites photographies en noir et blanc, figurant une vache dans un pré. Sur l’un des clichés, un rectangle blanc est découpé en place de l’animal. Par ce geste inscrit dans une vaine conceptuelle, Jan Groover nie le sujet, incitant le spectateur à appréhender la photographie dans son entièreté. Jusqu’à la fin de sa vie, le sujet ne sera qu’un prétexte à explorer le champ des possibles du huitième art, comme l’évoque son mari, le peintre et critique d’art Bruce Boice, dans le passionnant entretien projeté sur un mur de l’exposition : « Les photographies de Jan n’ont jamais eu de sens particulier, ce qu’elle recherchait, c’était l’excitation visuelle du regard. »
UNE EXPÉRIMENTATION CONSTANTE
De nombreux polyptyques suivront, orientés dans un premier temps vers des sujets fixes puis mouvants, avec les autoroutes notamment. Il est fascinant d’observer son processus créatif, décortiqué dans une des vitrines présentant ses dessins préparatoires. La photographe élaborait méticuleusement chacun de ses clichés en amont, imaginant ce qui se passerait. Sur l’un des dessins, elle croque une voiture rouge dans une certaine inclinaison de la lumière. Jan Groover attendra que cette exacte image se produise pour réaliser sa photographie, comme une anticipation de l’instant décisif. La fin des années 1970 marque un tournant déterminant dans sa carrière. Délaissant les polyptyques, la photographe amorce un travail sur les natures mortes, la série des Kitchen Still Lives. Compositions d’abord fortuites, puis soigneusement pensées, ces superbes mises en scène à la limite de l’abstraction et aux couleurs surannées rencontrent un immense succès. Sa carrière décolle, et ses œuvres sont montrées dans plusieurs institutions américaines. En 1979, l’une de ces natures mortes est imprimée en première page d’Artforum. Pour la photographie, c’est une révolution : le médium est enfin considéré comme un art à part entière, au point de faire la couverture du principal magazine d’art contemporain de son époque. Tandis que le succès de cette série en couleurs lui a permis de gagner un certain confort, Jan Groover, n’acceptant jamais d’être enfermée dans un genre, change du tout au tout et commence à expérimenter avec la technique du tirage platine-palladium. Ce procédé archaïque, impliquant un retour à la chambre photographique, s’inscrit dans un regain d’intérêt partagé pour les techniques photographiques anciennes, faisant d’ailleurs écho aux préoccupations actuelles de la photographie contemporaine. Ces images d’une grande douceur laissent entrevoir le travail minutieux de la photographe lors du tirage. Plus tard, elle revient à la richesse de la couleur et s’essaye au Cibachrome, toujours à travers les natures mortes, qui lui permettent de jouer avec le spectateur en trompant son regard par des échelles inattendues et l’utilisation d’objets miniatures. D’après Tatyana Franck, découvreuse des archives de la photographe, qu’elle intègre aux collections de Photo Élysée lorsqu’elle en prend la direction : « Jan Groover ne va jamais se prendre au sérieux. Pour elle, la photographie est un jeu, et l’on retrouve cette idée dans ses clichés. »
RECONNAISSANCE ET ÉLOIGNEMENT
Au-delà de cet aspect ludique, l’œuvre de Jan Groover est imprégnée de multiples références à l’histoire de l’art et à celle de la photographie. Sa nature morte au poivron est par exemple un clin d’œil à Edward Weston. Elle regarde le travail de Paul Outerbridge et de John Coplans autant que celui des peintres Paul Cézanne, Giorgio De Chirico, Giorgio Morandi, ou encore de l’artiste conceptuel Ed Ruscha. Elle-même enseignante, critique d’art et collectionneuse de photographie, Jan Groover est sensible aux différents langages créatifs, dont elle sait se saisir. Au début des années 1980, la photographe sort de son atelier et, cherchant un nouveau prétexte à ses expérimentations formalistes, capture des paysages urbains à la chambre photographique. S’ensuit une magnifique série sur le corps, recherche graphique autour du visage de son mari ou des enfants de son entourage, avec qui elle joue sur les positions des bras ou des jambes pour produire des images poétiques. À la suite de l’élection de George Bush en 1991, le couple décide de quitter les États-Unis et s’installe en France, près du village de Montpon-Ménestérol, en Dordogne. Jan Groover continue sur la voie de l’expérimentation et acquiert une chambre photographique de banquet, un appareil panoramique inventé en 1900, dont le rendu très net donne à ses images un caractère d’autant plus anachronique. Cet éloignement français, regretté par le directeur du département de photographie du MoMA John Szarkowski, les coupe de la sphère créative new-yorkaise. À sa mort dix ans plus tard, celle qui fut pourtant la coqueluche de cette scène artistique est déjà oubliée. C’est grâce à l’incroyable redécouverte de ses archives par Tatyana Franck et le galeriste Paul Frèches, trouvées entièrement figées en l’état dans son atelier – jusqu’aux photographies gisant encore dans le bac à développement – que la richesse de son œuvre entame son chemin vers une réhabilitation plus que nécessaire.
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« Jan Groover. Laboratoire des formes », 8 novembre 2022- 12 février 2023, Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, 75003 Paris.