Ce bureau appartenait à mon grand-père maternel. Dans l’appartement mulhousien de mes grands-parents, une excroissance du salon faisait office de coin-bureau. C’est là qu’était installé ce meuble sur lequel mon grand-père, alors assez âgé, écrivait toute sa correspondance. Il était passionné d’astronomie et appréciait des artistes comme [Vassily] Kandinsky ou [Kasimir] Malevitch. Il avait même reproduit sur les murs du séjour deux peintures de [Joan] Miró. Quand je passais mes vacances scolaires chez eux, ils m’asseyaient à ce bureau pour dessiner. J’ai d’abord fait des Mickeys, je devais avoir 7 ou 8 ans. Puis, adolescent, ce fût le tour des illustrations d’heroic fantasy, des dessins pour des fanzines ou des jeux de rôle, qui n’étaient pas terribles… J’ai continué à dessiner sur ce bureau lorsque j’étais étudiant aux Arts déco, à Strasbourg. Je me souviens y avoir eu un professeur fantastique, Claude Lapointe, le fondateur de l’atelier d’illustration. Il a formé toute une génération de dessinateurs : Blutch, Catel, Marjane Satrapi… En 2014, j’ai rapporté ce bureau dans l’atelier que mon collègue et complice, le dessinateur Christophe Blain, et moi avions trouvé, près du quai de Valmy, dans le 19e arrondissement à Paris. Cela fait vingt ans que je travaille en sa compagnie et ce que j’apprécie par-dessus tout, c’est notre dialogue permanent.
L’ESPACE DE TRAVAIL
C’est un bureau classique avec des pieds en fût de colonne. Il est disposé face à un mur. J’aime ses dimensions réduites : il n’y a la place que pour dessiner. Pour poser mes crayons et mes feutres, j’ai recours à des extensions. Je dessine sur de petits formats, A4 ou A3 maximum. J’y ai entièrement dessiné Akissi [série paraissant depuis 2010 dans le magazine Astrapi et publiée par Gallimard Jeunesse sur un scénario de Marguerite Abouet]. Le bois à l’intérieur des tiroirs a pris une odeur particulière qui est un peu ma madeleine de Proust et me ramène à chaque fois très loin en arrière. C’est une odeur indescriptible. Mon collègue et ami Riad Sattouf, qui adore faire passer ce type de sensations par le dessin, saurait l’évoquer à coup sûr. Ce bureau étant petit, cela oblige à faire souvent du tri. Évidemment, il y a quand même quelques « distractions », comme cette carte postale d’un intérieur du peintre Vilhelm Hammershøi ou ce presse-papier du musée du Prado [à Madrid] avec Les Ménines de [Diego] Velasquez. J’ai aussi deux dés multifacettes habituellement utilisés pour les jeux de rôle. Je m’en sers parfois pour répondre à mes propres interrogations. Je ne suis pas superstitieux, mais c’est réjouissant de faire intevenir une voix autre. Il y a un côté ludique. Christophe Blain et moi nous amusons beaucoup à jeter les dés pour savoir combien de milliers d’exemplaires fera tel ou tel livre… Sur le mur, au-dessus du bureau, il y a des images punaisées : une carte postale d’Ericeira, une station balnéaire près de Lisbonne, une autre d’un hôtel dans le sud de l’Espagne, une image représentant le frontispice du Léviathan et une petite gravure intitulée Mort de Socrate. Plus loin, un tableau appartenant à mon grand-père qui dépeint des montagnes vosgiennes et une photographie en noir et blanc de ma mère disparue en 1996, prise en 1987 ou 1988. Le dessin Non à tout est là pour me tenir éveillé, c’est-à-dire ne pas répondre à toutes les sollicitations, sans quoi je n’ai plus le temps de dessiner et je dépéris. J’ai besoin d’être avec moi-même pour créer. Le dicton ne fonctionne pas toujours : j’ai déjà quatre projets en cours pour 2023-2024. Je ne suis pas du tout quelqu’un qui travaille la nuit. Je pars le matin pour emmener mes filles à l’école et je rentre le soir pour le dîner. Très souvent, en matinée, je me rends dans les cafés de la rive droite, où j’habite. J’y dessine ou j’y lis des romans. C’est une sorte de mise en condition. En ce moment, je dévore une histoire de la conquête du Portugal par Napoléon. C’est pointu, mais cela me permet de m’imprégner du pays, car je prépare une bande dessinée qui s’y passe : l’histoire de mon beau-père portugais, un révolutionnaire et utopiste, réfugié politique en France en 1967. Avant la mise en couleurs par ma sœur, la coloriste Clémence Sapin, qui réalise celle de toutes mes bandes dessinées (depuis le temps que nous travaillons ensemble, elle sait ce qui me plaît ou non), j’ai besoin d’avoir l’intégralité des pages imprimées dans un portfolio. Tourner les pages physiquement, et non les dérouler à l’écran, est mon seul moyen de vérifier que le rythme et les enchaînements fonctionnent bien. Ce livre sur le Portugal devrait paraître en octobre 2023.
DESSINER LES RÉCITS
J’apprécie les carnets tout simples et de petit format, type Moleskine, car j’aime être nomade, dessiner n’importe où. J’en consomme beaucoup, notamment quand je fais de la « BD de reportage ». La revue Zadig me demande, tous les trois mois, de suivre la journée d’un maire en France. J’ai fait le portrait d’Olivier Klein [actuel ministre délégué chargé de la Ville et du Logement], à Clichy sous-Bois, et, en décembre 2022, j’ai passé du temps avec Christelle Deparis-Vincent, la maire de Pont-de-Poitte, un village du Jura, pour un numéro à paraître au printemps. À mon retour, je prépare un storyboard dans lequel les pages s’organisent visuellement. J’appelle cela de « l’écriture spatiale ». Souvent, entre la première intention et la planche finale, il y a peu de différence. On parle aujourd’hui de marché de l’art pour la bande dessinée. Personnellement, je m’en sens éloigné. Je pense que la finalité d’une bande dessinée est d’être éditée à grande échelle. Je n’ai pas un dessin spectaculaire ni attractif. Ce qui plaît dans mon travail, c’est le récit, et le dessin est au service de ce récit. Je possède encore tous mes dessins originaux. J’ai commencé à les stocker dans la maison de ma grand-mère paternelle, dans l’Yonne. J’ai, par exemple, une boîte avec tout ce qui m’a servi à dessiner l’album Journal d’un tournage [Delcourt, 2021], un livre d’observation qui raconte les coulisses du film Gainsbourg (Vie héroïque) [2010] de Joann Sfar, dessinateur lui-même et également un ami. Si mes bandes dessinées sont souvent mises en scène, c’est parce qu’à mes débuts, j’ai opté pour le récit documentaire. C’était alors plus facile et très pratique d’avoir ce personnage qui donne mon point de vue. Mais je parle peu de moi, et on n’apprend pas grand-chose sur ma vie. Ce personnage me permet juste d’évoquer la réalité du monde de manière plus naturelle. Depuis peu, je suis devenu ce personnage. Au café ou dans le métro, des gens m’abordent parce qu’ils m’ont reconnu. À vrai dire, c’est très curieux et ce n’est pas une position que j’affectionne. Je suis plutôt quelqu’un de discret. Sur le bureau de mon grand-père, il y a aussi le carton d’invitation à une exposition, en décembre 2022, à la galerie Un jour une illustration, à Paris, à l’occasion de la parution de mon dernier ouvrage Pas de baiser pour Maman, d’après l’œuvre de Tomi Ungerer. C’est l’histoire d’une mère-chat trop câline avec son fils. Ce livre fut une aventure. Un jour, l’un de mes éditeurs, Rue de Sèvres, me propose de réfléchir à un livre. Ce groupe d’édition possède également L’École des loisirs, l’éditeur de Tomi Ungerer, un illustrateur que j’admire et dont j’ai connu les histoires tout petit. À l’époque, nous habitions Dijon, et ma mère, qui était bibliothécaire, m’en lisait tout le temps, d’autant qu’il était… alsacien. Pas de baiser pour Maman, un ouvrage en noir et blanc, est l’un des seuls livres de Tomi Ungerer dans lequel le texte prime sur le dessin. Il y avait donc du sens à le développer sous forme de bande dessinée. C’est une première, et le projet a, bien sûr, obtenu l’aval d’Aria, la fille de Tomi. Je suis né en 1974 et suis par conséquent contemporain de ce livre, paru d’abord aux États-Unis en 1973 avant la France en 1976. J’ai une édition datant de cette époque qui, je l’avoue, n’est plus en très bon état. En décembre 2022, lors du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, à Montreuil, des lecteurs sont venus me raconter des souvenirs de leurs contrariétés avec une mère trop affectueuse. Personnellement, je n’en ai jamais souffert, mais je ne m’étais pas rendu compte à quel point, chez certains, cela avait pu être un traumatisme. Pis, il y en a encore aujourd’hui pour qui ce n’est toujours pas réglé !
Mathieu Sapin, Pas de baiser pour Maman, d’après l’œuvre de Tomi Ungerer, Paris, Rue de Sèvres, 64 pages, 15 euros.