Rares sont les musées de design à pouvoir (s’)offrir à la fois une collection copieuse et inédite, et un scénographe de haute volée pour la sublimer. C’est donc un petit exploit que réalise le Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac), à Lausanne, avec cette exposition intitulée « A Chair and You », qui réunit 211 chaises de 168 créateurs.
Encore jamais montré au public, ledit fonds est celui du collectionneur et promoteur immobilier genevois Thierry Barbier-Mueller, disparu brutalement le 24 janvier 2023. Ce dernier avait rassemblé, depuis les années 1990, quelque 650 spécimens, œuvres de designers et d’architectes, mais aussi d’artistes, une passion jusqu’alors tenue confidentielle pour ce meuble ô combien symbolique. La scénographie, elle, est signée par un insigne metteur en scène et artiste, l’Américain Robert Wilson, qui s’en est donné à cœur joie. Aussi, ce parcours de 1 500 m2 se veut-il moins une « exposition », qu’un… « opéra en quatre actes ». D’ailleurs, son élaboration a chamboulé les habitudes de l’institution : « Bob Wilson a procédé complètement à l’inverse d’un conservateur de musée, explique Chantal Prod’Hom, ex-directrice de l’institution, jusqu’à fin 2022, et co-commissaire de l’exposition. Un conservateur choisit les pièces, puis les dispose dans l’espace qui lui est dévolu et les éclaire. Bob Wilson, lui, a d’abord réfléchi à des sons, puis travaillé autour de la lumière. Ces deux recherches jumelées lui ont permis ensuite de configurer un espace. Enfin, il a sélectionné les œuvres à y exposer. » Bref, est à l’honneur l’esprit davantage intuitif d’un metteur en scène, doublé d’un artiste visuel.
Les quatre « actes » s’intitulent respectivement : Bright Space [« Espace lumineux »], Medium Space [« Espace intermédiaire »], Dark Space [« Espace noir »] et Kaleidoscope Space [« Espace kaléidoscopique »]. Le Bright Space est un lieu foisonnant constitué d’îlots ondulés où une myriade de sièges arbore, à l’envi, matériaux, couleurs et formes, piquants et « dégoulinants », moelleux ou tranchants, faits de pièces multiples ou d’un seul tenant. A contrario, le Medium Space, lui, est une section plus policée, sinon raffinée, dans laquelle la géométrie règne en maître et où les pièces, aux nuances sobres, s’ordonnancent sagement. Nombre d’entre elles se dérobent derrière un textile translucide, ne laissant paraître que leurs lignes essentielles, telles des calligraphies. Ainsi en est-il de la métallique Expérimental Chair Design de Tom Dixon ou de la chaise en bouleau Little h de Caroline Schlyter. Le troisième espace, Dark Space, dans lequel on accède par une ouverture surbaissée façon âtre de cheminée, déploie un Light Show « méditatif » d’une douzaine de minutes, pendant lequel un éclairage mouvant balaie au fur et à mesure chacun des sièges exposés, jouant de leurs reflets et de leurs ombres. Enfin, cerise sur le gâteau : le Kaleidoscope Space consiste en une salle dans laquelle le visiteur n’entre pas, mais peut, par le biais de hublots, distinguer, s’il persiste, un dernier choix d’œuvres, la plupart en acier inoxydable. À la manière des Infinity Mirror Rooms chères à la Japonaise Yayoi Kusama, l’espace, truffé de miroirs aux mille reflets, est un pied de nez salutaire à ceux qui ne jurent que par Instagram, tant il est impossible d’en tirer une photographie intelligible.
Ces quatre « environnements » bien distincts fonctionnent, peu ou prou, sur le même principe. Que les pièces soient regroupées par « familles » ou exhibées de manière solitaire, Wilson sait à merveille user des trois dimensions. Certains sièges sont suspendus en l’air ou au ras du sol, d’autres sur des podiums en hauteur ou fixés à la paroi, voire accrochés à même un angle de mur, telle la chaise Eckstuhl de Stefan Wewerka, dont l’assise est justement « creusée » en équerre. Le scénographe excelle dans la facétie. Souvent, on pense avoir deviné le pourquoi de l’association de telle pièce avec telle autre – autour de thèmes comme l’anthropomorphisme, l’aspect sculptural, pop ou surréaliste, l’ingénierie ou l’animalité, etc. –, et puis patatras. Une exception à la règle vient mettre à bas toute amorce d’hypothèse. Idem avec les bandes sonores. Le joyeux sifflotement de Paul Reeves dans la chanson Happy Chappie (Bright Space) peut rapidement se révéler irritant, tout comme l’entraînant morceau de tam-tam (Medium Space), aussitôt perturbé par le bruit d’une… scie circulaire. Une bonne « technique », en tout cas, pour maintenir les visiteurs éveillés, voire éviter qu’ils ne « stagnent » trop longtemps !
On l’aura compris, chez Robert Wilson, poésie et spectacle sont de mise et sa scénographie qui met en avant, à travers l’esthétique, la force et la variété de cette collection, en séduira plus d’un. Petit bémol toutefois : les amateurs de design, en revanche, risquent fort de rester sur leur faim. Certes, les découvertes sont légion et, pour nombre, épatantes. Mais hormis la vingtaine d’items décortiqués, a minima, dans le Guide de salles, on n’apprendra rien sur les 90 % restants – auteurs, contexte historique de l’élaboration de l’objet, choix des matériaux, processus de fabrication, voire mise en production ou pas, etc. –. D’où une réelle frustration.
« A Chair and You », jusqu’au 26 février 2023, Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac), 17, place de la Gare, Lausanne (Suisse).