Depuis plusieurs décennies, la tendance majoritaire en matière de muséologie est d’insister sur le fait que, pour être populaire ou démocratique (il faudrait ici beaucoup de nuances), une exposition ou un accrochage de musée doivent partir des demandes exprimées par le public (dont on exclut a priori les spécialistes et les amateurs cultivés), accompagner les œuvres d’explications rattachées aux grands enjeux sociétaux portés par l’actualité et détachées de l’histoire de l’art, ne jamais croire que ces œuvres pourraient plaire ou intéresser pour elles-mêmes, instiller une dimension divertissante dans les parcours, etc. Cette tendance a eu certains bénéfices, dans la mesure où elle oblige à se poser la question de l’utilité et de la pertinence de ce que l’on montre et de la façon dont on le montre. Mais elle a également généré de multiples effets pervers, en particulier parce qu’elle verse aisément dans le populisme (qui n’est souvent qu’une manière de penser que les autres sont aussi bêtes que soi). Les expositions « Rétrospective Joan Mitchell » et « Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell », conjointement en cours à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris, jusqu’au 27 février 2023, semblent avoir su attirer un public nombreux (la diversité de celui-ci étant matière à conjectures). Elles sont pourtant une presque complète antithèse de la tendance que je viens de résumer à grands traits. En premier lieu, Suzanne Pagé, commissaire générale des deux expositions, n’a pas rechigné à dédier la quasi-totalité des espaces de la fondation à une artiste peu connue hors des cercles spécialisés, ayant pratiqué toute sa vie une peinture réfractaire au récit et à la description. Puis, ayant fait ce premier choix – à partir, donc, d’une conviction profonde quant à l’importance de cette artiste plutôt que d’une demande du public –, elle n’a pas hésité à le rendre concrètement possible en lui associant la figure du peintre impressionniste dont le nom seul permet d’attirer des foules.
Ces deux expositions se sont appuyées sur un travail scientifique de longue haleine mené par Katy Siegel et Sarah Roberts, les commissaires de la rétrospective Joan Mitchell présentée à Baltimore puis à San Francisco*, dont l’étape parisienne propose une version resserrée : au moins quatre ans de recherches dans les archives, de séminaires, de voyages pour voir les tableaux et les choisir en vrai (plutôt que sur des bases de données numériques)*. À Paris, le parcours commence non par l’artiste le plus connu, mais par une présentation chronologique de l’œuvre de Mitchell, orchestrée par Olivier Michelon (conservateur en chef à la Fondation Louis-Vuitton), qui, en à peine une quarantaine d’œuvres, met en valeur en une salle magistrale une période généralement négligée du travail de la peintre américaine, celle du début des années 1970. Ce parcours se poursuit en confrontant œuvres de Joan Mitchell et œuvres tardives de Claude Monet, sélectionnées par Marianne Mathieu (directrice scientifique du musée Marmottan-Monet) et Angeline Scherf (conservatrice à la Fondation Louis-Vuitton), qui démontre que l’on a parfois tort de se fier aux déclarations des artistes (Mitchell professait un dédain pour Monet) et qu’il vaut toujours la peine de regarder d’abord leurs œuvres. Cette confrontation impose sans didactisme la richesse du travail en série, qui triomphe à la fin de l’exposition dans la salle montrant une dizaine de tableaux de La Grande Vallée de Mitchell, de nouveau isolée.
PLAISIR DES YEUX
La force principale de cette double exposition tient à ce que, sans fioritures, sans surexplications (quoiqu’avec des dispositifs de médiation possibles mais non intrusifs), elle permet de regarder les peintures qu’elle rassemble. Fait rare, il est possible de voir celles-ci sans cadre ni verre de protection, à quelques (et dommageables) exceptions près, c’est-à-dire en elles-mêmes et non comme des images médiées par des écrans ou des dispositifs d’apparat. Le public, en foule compacte, semble prendre plaisir et intérêt à cette expérience du regard, qui n’est finalement rien d’autre que la première raison d’être des œuvres d’art, rendue ici possible par le travail qu’ont mené les personnes que j’ai mentionnées. Si ce travail d’histoire de l’art reste peu visible pour les non-spécialistes, son efficacité se juge au fait qu’il suscite, sans en avoir l’air, le travail des visiteuses et des visiteurs. J’ai bien conscience que l’attractivité de ces expositions auprès du public dépend en partie des exceptionnels moyens financiers mobilisés, tant directement qu’indirectement, par LVMH, moyens que n’ont pas les institutions publiques. Mais je crois qu’il vaut aussi la peine d’y reconnaître la satisfaction de besoins fondamentaux que la muséologie, par biais idéologique, a tendance à négliger : éprouver du plaisir, apprendre, se poser des questions, exclusivement par les yeux, ou presque.
* Du 4 septembre 2021 au 17 janvier 2022 au San Francisco Museum of Modern Art, et du 6 mars au 14 août 2022 au Baltimore Museum of Art.
* J’ai eu le plaisir d’être associé à certaines étapes de ce travail de réflexion préparatoire et invité à écrire dans le catalogue de l’exposition états-unienne