Vous êtes spécialiste de l’art du XXe siècle, notamment suisse. Vous avez dirigé le musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds, été conservatrice en chef des beaux-arts au musée d’Art et d’Histoire de Genève. Votre nomination en juin 2022 à la tête de la HEAD – Genève avait surpris tout le monde, au point de susciter des inquiétudes au sein de l’institution. L’ambiance s’est-elle apaisée depuis votre arrivée ?
J’ai reçu un accueil magnifique. Depuis mon arrivée, je consacre une journée à chaque département pour rencontrer les gens et me faire connaître. Cette phase d’observation va durer jusqu’à la fin février. J’observe, mais je me laisse aussi observer. Et je ne parle pas seulement du corps professoral, mais également des équipes technique et administrative ainsi que des étudiants. J’aimerais restituer le résultat de ces observations au début du printemps pour commencer à élaborer un plan d’action concerté. En ce qui concerne ma nomination, le timing était problématique. L’annonce en a été faite la veille de l’inauguration du nouveau campus de la HEAD, aboutissement d’un projet auquel le directeur de l’école, Jean-Pierre Greff, a consacré quinze ans de sa vie. J’étais par ailleurs déjà sur place, à Genève, suscitant la curiosité sans pouvoir y répondre avant mon entrée en fonction.
Vous attendiez-vous à ces critiques, liées à votre parcours plutôt muséal ?
Ma nomination était assurément inattendue, et mon profil atypique. Il n’en a pas moins convaincu un jury exigeant, au terme d’un processus de recrutement rigoureux. Au fil de mon parcours muséal, j’ai été confrontée aux exigences institutionnelles sur des chantiers complexes et ai réalisé plus de quatre-vingts expositions. En parallèle, je n’ai par ailleurs jamais interrompu mon activité de chercheuse et d’enseignante, commencée à Moscou et poursuivie pendant sept ans à l’université de Genève, notamment en dirigeant plusieurs programmes de recherche financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique ou l’Office fédéral de la culture. Au-delà de ces spécialisations, je pense avoir convaincu par mon projet et mon profil de manager culturelle généraliste, capable de fédérer une équipe riche en personnalités marquantes et très compétentes dans leurs domaines respectifs. En outre, le départ de Jean-Pierre Greff, qui a tant marqué cette institution qu’il a fait naître de la réunion de deux écoles bicentenaires (arts visuels et arts appliqués), ouvrait forcément une part d’incertitude, d’où une forme d’appréhension compréhensible face à l’inconnu et au changement.
Jean-Pierre Greff, le directeur sortant, n’était pas non plus entièrement convaincu par votre nomination. Lors de la passation des dossiers, en décembre 2022, vous avez pu échanger ensemble et lui expliquer votre vision de la HEAD, qu’il a approuvée. Cet adoubement a-t-il aidé à calmer les esprits ?
J’ai sincèrement l’impression que le courant passe bien avec mes collègues. Le fait d’avoir rencontré longuement Jean-Pierre Greff et les équipes avant mon entrée en fonction y est certainement pour quelque chose. Cette passation entre lui et moi n’était pas prévue initialement; je lui suis très reconnaissante d’avoir pris le temps de participer à ces nombreuses séances de travail avant son départ. Je pense que cela nous a permis de nous rassurer tous les deux. Au fil de nos rencontres, nous nous sommes découvert beaucoup de liens. Nous sommes très proches sur le plan intellectuel, même si nos personnalités sont distinctes et que nos méthodes de travail diffèrent. Je considère cela plutôt comme une richesse.
Pouvez-vous en donner quelques éléments ?
Je souhaite diriger l’école dans la continuité. Je veux poursuivre le développement de notre réseau de mécènes et partenaires, consolider les relations internationales avec d’autres écoles et prolonger ce qui a été entrepris dans le sens de l’inclusivité, un sujet auquel je tiens particulièrement. Il y aura des changements, des ruptures peut-être, mais la ligne qui a été tracée perdurera. Ayant la chance d’arriver dans une école aux bases extrêmement solides, j’ai à cœur de l’ouvrir à un public plus large encore. Les écoles d’art ont, de manière générale, une image élitiste. Je veux montrer qu’une école d’art et de design peut être exigeante et pointue tout en étant capable de créer des passerelles accessibles à tous. La démocratisation de la culture, au sens noble du terme, est mon cheval de bataille depuis toujours.
Qu’en est-il de votre projet académique ?
Je suis encore en phase exploratoire. Cependant, je sais que j’aimerais continuer à développer le département cinéma, notamment en ce qui concerne ses moyens. De manière très pragmatique, nous devons doter l’école d’une salle de cinéma qui permette des projections de qualité, et soutenir l’essor du master Cinéma que nous gérons en collaboration avec l’ÉCAL [École cantonale d’art] à Lausanne. Je voudrais aussi étendre les liens aux milieux professionnels, hautes écoles et universités, et favoriser la transversalité entre les départements. Impliquer l’architecture d’intérieur, par exemple, sur les parcours de cinéma, ou la mode pour les costumes. Toutes ces tendances sont déjà à l’œuvre dans l’école, et je souhaite les renforcer
Comptez-vous donner une orientation plus «métier» à l’enseignement ?
Du côté du design, nous constatons que la grande majorité des étudiants, que ce soit en mode, en architecture d’intérieur ou en communication visuelle, trouvent relativement facilement un emploi une fois leur diplôme en poche. En cinéma, le département s’est également développé dans le sens de la professionnalisation, en proposant des options «métier», comme vous dites, liées au son, au montage, et pas uniquement à la réalisation. Les résultats sont perceptibles, avec une participation impressionnante des films de nos étudiants aux festivals de renom. Cette évolution accroît l’ouverture à la réalité du marché du travail. Mais je souhaite aller plus loin afin d’intégrer nos étudiants à d’autres milieux professionnels. Pourquoi ne pas imaginer les faire participer à des conseils d’administration dans le cadre de projets pilotes? La présence d’un créateur serait une chance indéniable pour les entreprises. Le monde de demain appartient à la création, j’en suis intimement convaincue.
Cette réalité du marché dont vous parlez, comment l’appliquer aux arts visuels, où elle est souvent considérée comme un tabou ?
Quelques cours préparent déjà les étudiants en art à l’arrivée dans le monde du travail. Mais nous devons mieux encore les préparer en les confrontant plus régulièrement avec les professionnels, les galeristes par exemple. J’ai conscience de franchir une ligne rouge en abordant le sujet du marché dans l’enseignement de l’art. C’est pourtant un chemin qu’il faut continuer à tracer. La HEAD participe d’ailleurs depuis longtemps au Salon artgenève, une bonne manière pour nos étudiants de se confronter à la réalité professionnelle. C’est ce type d’initiative que je souhaite continuer à soutenir dans tous les départements de l’école.