L’Afrique du Sud est à l’honneur cet hiver à Paris. Alors que la Maison européenne de la photographie (MEP) consacre une remarquable exposition à la photographe Zanele Muholi, le Théâtre du Châtelet présente la première en France de Sibyl, « opéra oraculaire » de William Kentridge.
L’artiste navigue de longue date entre création visuelle et mise en scène, prolongement de sa vision en mouvement et en musique, à l’instar de ses films animés. Entre deux expositions internationales, on lui doit plusieurs productions lyriques présentées au Metropolitan Opera de New York ou à la Scala de Milan : La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Dmitri Chostakovitch, Lulu d’Alban Berg… De ce dernier, il a également monté Wozzeck en 2017 pour le Festival de Salzbourg, présenté à l’Opéra de Paris en 2022.
Le créateur sud-africain revient aujourd’hui dans la Ville Lumière, où il a étudié le théâtre à la fin des années 1970, pour y donner Sibyl. Né en 1955 à Johannesburg, où il vit et travaille, Kentridge reste fidèle à son style, graphique, enlevé, habité par la culture et l’histoire douloureuse de son pays, marquée par le colonialisme et l’apartheid. Son propos, constitutif de son œuvre, n’en est que plus pertinent au moment où ces questions se sont imposées dans la société et, partant, le monde de l’art.
Avec Sibyl, William Kentridge brasse une fois encore avec maestria les genres et les médiums, comme il a coutume de le faire depuis des années, à l’image d’une de ses pièces les plus connues, la parade More Sweetly Play The Dance. Sur la scène parisienne, les dessins, animés image par image, projetés sur des écrans, jouent avec les ombres chinoises des comédiens, danseurs et chanteurs sud-africains. Le dispositif évoque les premières heures du cinéma muet, accompagné de voix off enregistrées, d’autres bien réelles, magnifiques, et d’un pianiste – Kyle Shepherd, compositeur vocal et metteur en scène associé.
La première partie, The Moment has gone, offre une plongée dans le processus créatif de l’artiste. Un film le montre dans son atelier, vêtu de sa sempiternelle chemise blanche, travaillant à des dessins. Par une habile mise en abîme, le protagoniste se dédouble derrière la caméra pour se regarder créer. Quatre acteurs et chanteurs sur scène entament d’extraordinaires mélopées. La magie de la voix de tête de l’un d’eux, en particulier, monte dans l’obscurité. Le sentiment premier est de découvrir des tessitures insoupçonnées. Ici comme ensuite, fermer les yeux un instant suffit à voyager dans des paysages lointains, qu’évoquent les langues d’Afrique du Sud parlées et chantées (surtitrées en français). Dispositif scénique réduit, effet magistral. Un pur moment de grâce. « On a travaillé notamment sur des variations multiples en si bémol pour les développer avec des inflexions correspondant à des tonalités sud-africaines, explique William Kentridge. Pour les paroles, les chanteurs choisissaient une phrase qui leur plaisait, puis ils la traduisaient dans leur langue maternelle, hausa, zulu, tsawana, venda… On a aussi intégré des musiques de danse de marabouts et des années 1920. »
La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est à l’origine une commande du Théâtre de l’Opéra de Rome. « Le point de départ de ce projet, ce sont les images de Calder que j’ai vues à l’Opéra de Rome, poursuit William Kentridge. En 1968, il y avait créé une pièce de dix-neuf minutes intitulée Work in Progress où l’on voyait ses mobiles qui tournaient ainsi qu’un cycliste qui faisait des huit sur le plateau. » Kentridge a imaginé une pièce pour accompagner cette œuvre. Moins convaincant dans son ensemble que l’intense première partie, pâtissant de quelques longueurs (la séquence où un danseur essaye de s’asseoir en vain sur des chaises qui s’écroulent), cet opéra de chambre en six courtes scènes, créé en 2019, brille néanmoins par la prestation des neuf interprètes et ses trouvailles scénographiques. Ainsi, lorsque l’un d’eux entend des voix en portant des lettres à ses oreilles, manière de mettre en son l’écriture. Autre qualité, l’incarnation du dessin à l’écran. Derrière le metteur en scène, l’artiste. Difficile de ne pas penser au Mystère Picasso de Henri-Georges Clouzot en suivant le crayon de Kentridge, traçant d’une main alerte une machine à écrire qui apparaît peu à peu devant nos yeux ébahis. Ailleurs, un arbre se désintègre, mêlant ses traits à l’ombre portée d’une envoûtante danseuse aux longues tresses, au bord de la transe. « Sur le plan artistique, il est très intéressant de penser à ce que produisent les objets et comment on en fait une sculpture dont les éléments se défont et se reconstituent par eux-mêmes ; mais aussi comment on essaie, à partir de tous ces fragments, de trouver une signification au monde », s’interroge l’artiste.
Soigner sa conclusion, avons-nous appris dans nos dissertations – et nos chutes d’articles. William Kentridge n’est pas en reste, qui réserve le grand frisson pour la scène finale avant que ne tombe le rideau. Une longue vague opératique où les voix se répondent, jusqu’à porter l’émotion à son acmé. La chanteuse principale est tout simplement fabuleuse. Avant Billie Holiday, Mahalia Jackson et Aretha Franklin, il y a l’Afrique, ces voix profondes et universelles de notre origine commune. La sibylle de Cumes, que l’on consultait en écrivant une question sur une feuille déposée à l’entrée de sa grotte, aurait à n’en pas douter prédit un heureux destin à l’opéra de William Kentridge et à ses chanteurs au talent immense.
Sibyl, première en France de l’opéra de William Kentridge, 11 au 15 février 2023. Musique de Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd, Théâtre du Châtelet, 75001 Paris. Dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.