Comment vous est venu le titre de cette exposition, « no realm of thought... » ?
C’est une chose qui m’occupe depuis un moment. La citation elle-même, si l’on peut dire que c’est une citation, trouve ses racines dans une version du «sûtra du Cœur» bouddhiste. Un élève de Bouddha reçoit une leçon sur l’idée de la négation, ou de la négativité, sur la forme et l’antiforme. « No realm of thought… no field of vision » [«Aucun domaine de pensée… aucun champ de vision»]. Je suis fasciné par les traductions de ce texte en sanskrit, en japonais… Et j’ai intitulé « ... no field of vision » mon exposition qui se tient à New York* en même temps que celle de Paris. Cette reconnaissance de l’espace négatif s’éloigne de la dialectique du maître et de l’esclave qui échangent leurs rôles, la dynamique est un peu différente. L’œuvre «improvise» en quelque sorte dans l’espace négatif. L’ensemble Neon After Stella, inspiré des Black Paintings de Frank Stella, libère les aplats célèbres de l’artiste américain en les ouvrant à une autre dimension, au-delà de l’espace plat de la peinture. C’est comme une lecture d’un texte bouddhique et de la peinture de Stella à travers les concepts spatiaux de Lucio Fontana…
Dans cette série Neon After Stella, les espaces négatifs entre les tubes reprennent précisément les lignes des compositions de Stella pour en faire des sortes d’espaces de « lumière noire »…
Stella a pris une toile nue sur laquelle il a simplement peint des lignes noires, laissant en blanc des fragments de toile en réserve. Ce sont ces lignes négatives que j’ai représentées sous la forme de tubes de néon. Puis nous avons utilisé des procédés industriels pour suspendre les œuvres au plafond afin d’évacuer la question de l’espace. Les reflets des œuvres et des visiteurs sur les baies vitrées de la galerie sont également très importants pour moi.
Pourquoi avoir choisi les Black Paintings de Frank Stella ? C’est un peu paradoxal pour des œuvres de lumière blanche !
Bien sûr, il y a une sorte de contradiction : je fais l’inverse. Mais j’improvise dans une zone qui se situe entre le oui et le non. Selon le sûtra du Cœur, « toutes les formes sont des non-formes. Rien ne se passe, mais il ne se passe pas exactement rien ». C’est le principe de la double négation.
Et quand les avez-vous vues pour la première fois ?
Dans des magazines lorsque j’étais enfant. À l’époque, c’était de l’histoire de l’art récente : les premières Black Paintings datent de 1958, l’année de ma naissance ! Une coïncidence signifiante, comme toutes les coïncidences… Par la suite, je les ai vues à New York, mais bien des années plus tard. Je les associe à une atténuation d’une forme picturale apparue à la fin de la période de l’expressionnisme abstrait américain, que l’on trouve dans la musique de Morton Feldman, dans les premières œuvres de Philip Guston, chez Barnett Newman ou Ad Reinhardt. Je les lie également à la façon dont Gilles Deleuze parle de la ligne – celle de Paul Klee en particulier. Prendre la ligne pour une langue, prendre la ligne pour promenade, comme un musicien de jazz improvisant dans cette soupe…
La couleur douce de ces néons semble évoquer la lumière du jour…
C’est une température de couleur. Le néon est un mélange de gaz qui brûle et devient rouge. Ce qui le rend blanc, c’est la poudre déposée à l’intérieur du tube. Le vert ou le jaune de certains néons est en général lié à la présence de gaz argon… Si un tube se brise, le néon s’échappe dans l’air, il retrouve la nature. Un principe qui relève un peu du bouddhisme : ce gaz existe dans l’atmosphère à l’état naturel, on ne peut pas le fabriquer ni le détruire. Il peut perdre son énergie mais c’est tout. Pour l’exposition, j’ai choisi une température de couleur qui correspond à la lumière du jour telle qu’elle est en ce moment même, une lumière neutre, semblable à celle du white cube dans une galerie. C’est un peu comme le fait d’utiliser la police Helvetica, courante dans les livres pour enfants : on a l’impression qu’elle est relativement neutre, alors qu’elle est chargée de toutes sortes de significations. Une sorte de non-couleur…
Les visiteurs qui déambulent entre les œuvres laissent derrière eux ce qui s’apparente à des traînées, des ombres ou des images fantomatiques, qui ne sont pas sans lien d’ailleurs avec leurs reflets dans les vitres de la galerie. Votre œuvre me semble peuplée de fantômes. Est-ce que je me trompe ?
Je suis tout à fait d’accord avec vous. De nombreuses pages de littérature ont été écrites sur la pensée de Marcel Duchamp et sur la façon dont le regardeur fait le tableau. Je prends pleinement en considération ce que les corps des visiteurs produisent dans l’espace : par exemple, un couple qui vient voir l’exposition, avec des points de vue différents. J’ai tenu compte de la nature de cette très belle salle située au rez-de-chaussée de la galerie Marian Goodman à Paris. Les œuvres ne performeraient pas de la même façon ailleurs. Je joue avec les transparences, les reflets, l’espace autour de nos corps spectraux… Il s’en dégage une harmonie visuelle qui s’étend au-delà du champ de la vision. Ce n’est pas quelque chose de transcendantal, c’est bien réel au contraire, mais cela rend notre vision incertaine. Notre perception s’en trouve troublée.
Les traces de ces corps en mouvement relèvent d’un phénomène de persistance rétinienne. Il y a une dimension très cinématographique, comme si l’on se trouvait devant un film déconstruit. Qu’en dites-vous ?
Je serais très heureux que ce soit le cas. En un sens, l’œuvre est touchée par les facultés des visiteurs à l’interpréter. L’une des choses que j’ai choisi d’explorer ou d’interroger, c’est cette notion d’interprétation de l’œuvre, ce qu’elle peut rappeler, ce à quoi l’imagination l’associe. Le visiteur entrant dans la galerie peut sentir un lien familier avec certaines choses, et pas avec d’autres. Après tout, nous pourrions considérer que les algorithmes de nos téléphones s’inscrivent d’une certaine façon dans le canon bouddhique. Le monde existe et le monde est une illusion… Nous respirons entre ces deux pôles qui ne sont pas opposés ni dialectiques. Ils sont en relation, et constamment en train de renégocier leur position l’un par rapport à l’autre. Mais c’est une expérience complexe qu’il est préférable d’avoir en présence des œuvres plutôt que d’en parler…
Vous exposez un pin en pot, dont le titre, Still Life, est emprunté à l’un de vos films*. N’est-ce pas une façon de jouer avec les genres de l’histoire de l’art : une nature morte, qui est également une sculpture, côtoie des peintures qui sont en fait des néons ?
En anglais, still life revêt deux sens très différents des termes «nature morte» en français. D’abord, cela désigne un assemblage, un arrangement d’objets qui opère un continuum entre le temps et l’espace. Pensons à la radicalité des natures mortes de Paul Cézanne… Mais still life signifie aussi que la vie est encore là, dans un état solide. C’est une sorte de double image, comme le canard-lapin de Ludwig Wittgenstein. Évidemment, ce pin n’est pas une still life : non seulement l’arbre vit et grandit, mais il évolue dans l’espace, car son pot est équipé de roulettes. Il n’est pas du tout immobile! Il en résulte quelque chose de très pervers : on attend que cet arbre soit un objet enraciné dans le sol, sur lequel on peut s’appuyer, alors qu’il est mouvant – à l’image d’une bague en diamant qui attrape la lumière chez Buccellati! J’espère que les Stella en néon ouvrent un dialogue avec ce jeu sur la nature comme culture. Le lien entre eux est en quelque sorte forcé dans l’espace. Et j’adore voir la lumière de ces formes industrielles à travers les branches de l’arbre.
Ce pin est une sorte de bonsaï géant, dans lequel sont calées des tiges de bambou qui guident la croissance de ses branches…
Depuis l’âge de 12 ans, je vis principalement à la campagne, dans le Norfolk, où j’ai un vaste jardin, l’un des grands amours de ma vie. Je m’intéresse beaucoup à l’esthétique japonaise, même si je n’ai évidemment pas créé un jardin japonais, avec le côté kitsch que cela peut avoir… Au Japon cependant, les façons de jardiner, d’associer des plantes, de disposer les arbres dans l’espace sont formidables, dans un juste équilibre entre le sauvage et le domestique… Il n’y a rien de métaphorique dans la présence de ce pin, mais j’ai toujours aimé sauver les arbres abandonnés, souvent des pins… Le pépiniériste chez qui nous avons acheté l’arbre, à côté de Paris, m’a dit qu’en français on parle de «tuteur» à propos de ces tiges en bambou… Cela m’a tout de suite rappelé l’école, quand on est puni parce que l’on a faux!
D’un reflet à l’autre… À l’étage inférieur, vous présentez les Phase Shifts (After David Tudor), des mobiles composés de pare-brise fissurés. Ce ne sont pas des objets neutres… Pourquoi ce choix ?
Les raisons sont multiples. En un sens, ils n’ont pas de valeur, personne ne voudrait d’un pare-brise accidenté, qu’il l’ait été par une pierre ou à la suite d’un événement plus sérieux. Par ailleurs, c’est un élément qui crée une barrière entre l’intérieur et l’extérieur d’un véhicule en mouvement. Le fait de regarder à travers un pare-brise est un geste très familier. Son design varie souvent en fonction du véhicule : un tracteur, une petite voiture de ville, l’automobile du pape, un corbillard, la voiture de jeunes mariés… Le Grand Verre [1915-1923] de Marcel Duchamp est aussi un écran. Et le moment où ce verre s’est brisé [de façon accidentelle] a représenté une épiphanie pour Duchamp, comme l’accomplissement de l’œuvre. Il est intéressant de noter que les mobiles d’Alexander Calder ont été nommés ainsi par Marcel Duchamp – une plaisanterie très parisienne par rapport à Alberto Giacometti qui faisait des stabiles. Cela me fait aussi penser que, si l’on fait tomber son téléphone mobile, il se casse, exactement comme Le Grand Verre de Marcel Duchamp ou comme un pare-brise d’automobile… Les mobiles que j’expose sont comme une ponctuation. Il y a là quelque chose de transversal, de même que l’arbre qui bouge dans la pièce, au rez-de-chaussée de la galerie, peut évoquer un vortex – car nous bougeons aussi sur notre planète… Des équilibres et des poids s’instaurent entre ces éléments pris hors de leur contexte. Enfin, en France, la loi oblige à recycler les pare-brise cassés – encore un principe qui n’est pas sans lien avec les notions bouddhistes ! Je les mets hors circulation, mais ils continuent à circuler.
Les colonnes de LED suspendues dans l’espace entre les pare-brise – Starstarstar / Steer (transphoton) – sont un peu comme celles d’un temple imaginaire entre lesquelles on passe…
Le visiteur suit une sorte de parcours dans la galerie, du rez-de-chaussée au sous-sol et jusqu’à la crypte, puis en ressort en ayant vu toutes les œuvres deux fois. Cette élasticité de l’espace génère, à la manière d’un boomerang, une dynamique temporelle et spatiale très particulière.
Dans la crypte, justement, Sounding Felix (Paris 8 assemblage) est une véritable improvisation. Comment avez-vous composé cette œuvre ?
Je me suis inspiré de l’enseignement de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. Je suis un peu trop jeune pour les avoir rencontrés, mais j’ai découvert L’Anti-Œdipe vers 1977, grâce à un enseignant de la Saint Martin’s School of Art à Londres, dans une traduction anglaise publiée peu de temps après la sortie du livre en France. Leur pensée était très radicale et explosive pour un jeune esprit à l’époque. Puis il y a eu Mille plateaux, une sorte de polyphonie dont je me sens toujours très proche. Par mon amitié avec Éric Alliez, un philosophe, artiste et auteur très inventif, je me suis davantage approché de la pensée de Guattari. J’ai notamment eu la chance d’assister à un colloque sur lui à l’université Paris 8 [Saint-Denis] en octobre 2022. À l’origine de Sounding Felix, il y a une voiture que j’avais remplie de matériaux divers et que nous avons conduite jusqu’à Paris, sans savoir ce que j’allais en faire : une couverture de survie, des lampes ordinaires, des chaises de Philippe Stark qui avaient été à la mode dans les années 1990, un téléphone portable obsolète, perte d’un passé récent, un gong chinois, l’enregistrement d’un cours à l’université de Vincennes en 1975, dans lequel Guattari contredisait Deleuze, et des improvisations au piano auxquelles je travaillais depuis des années. J’ai finalement décidé d’en faire une installation, un assemblage, aussi simple qu’un ikebana!
Le Mostyn, à Llandudno, au Pays de Galles, accueille en ce moment une exposition de vos œuvres (jusqu’au 25 février). C’est la première fois que vous exposez dans cette région où vous êtes né. Vous avez souvent parlé de cette culture, de cette langue, de la notion de traduction… En quoi consisterait une vision du monde galloise ?
Il est très difficile de répondre à cette question. En ce qui me concerne, il y a une part de nostalgie, liée à une expérience radicalement différente d’un monde beaucoup plus calme. Le gallois est ma langue d’origine, il était interdit de parler anglais dans mon école. Aujourd’hui, beaucoup plus de gens s’expriment en gallois, il existe une chaîne de télévision en gallois – la langue que je parlais quand j’étais enfant est d’ailleurs un peu différente de celle parlée actuellement. N’importe quel enfant bilingue se rend compte qu’il y a différentes manières de penser le monde. En un sens, avec cette exposition, je reviens dans un pays où j’ai quelques parents, mais dont je ne suis plus très proche. J’y retourne chaque été, car il y a des choses que je veux observer – c’est mon côté un peu fétichiste. Mais ce n’est pas non plus un retour à la maison. Si j’ai accepté de faire cette exposition, ce n’est pas tant parce qu’il s’agit du Pays de Galles, mais parce que le contexte est très intéressant. C’est une branche celtique de la culture anglaise, qui a une relation à la langue bretonne, à la langue écossaise et aux Cornouailles. Et le lieu est facile d’accès ! Llandudno est une ville victorienne qui appartenait à une seule famille et qui s’est développée d’un coup à la fin du XIXe siècle, pour devenir une station balnéaire assez douce, un peu désuète.
Je dois dire que j’aime beaucoup le caractère cryptique de certaines de vos œuvres. Et je me souviens d’une œuvre cachée dans un escalier de la tour Centre Point à Londres. Y est-elle encore?
Oui, je crois. La dernière fois que j’y suis passé, on pouvait la voir de l’extérieur, mais c’est une œuvre discrète, qui ne crie pas ! Je ne sais pas très bien ce qu’il en est du projet de réhabilitation de la tour. Mais c’est très rassurant de savoir que cette œuvre est là, au centre de Londres, et que personne ne sait où elle est!
Vous qui avez réalisé, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, des films expérimentaux comme Degrees of Blindness, Unclean ou Hail the New Puritan, comment êtes-vous passé de ces corps très présents et très colorés aux lumières qui parlent en morse comme des fantômes. Ne seraient-ils pas aussi des ombres de votre cinéma ?
Bien sûr, mon œuvre a connu ce tournant, au moins formel. J’ai décidé de changer mes moyens de production. Quand un film était fini, j’en avais assez, tant il avait été compliqué à produire. J’ai donc voulu modifier la vitesse à laquelle je faisais les choses. Par ailleurs, dans mes films, il n’y avait pas d’acteurs, c’étaient tous des amis. Derek Jarman, dont j’étais voisin et à qui j’ai montré mes films en sortant de l’école, a parlé de mon travail à l’ICA [Institute of Contemporary Art, Londres], qui montait une cinémathèque. J’ai ainsi pu y exposer, à l’âge de 21 ans. Derek m’a beaucoup aidé. En d’autres termes, il m’a donné du travail. Et nous avons développé une relation de soutien mutuel : je lui ai présenté des gens, et il a fait de même pour moi. C’était une communauté qui partageait les mêmes intérêts, dans une atmosphère probablement assez proche de celle qui régnait sur le tournage des films de Kenneth Anger ou de la Factory [à New York]. En cinéma, mon cœur est avec Andy Warhol et avec Kenneth Anger, un auteur et réalisateur que j’ai rencontré et qui a été charmant avec moi. D’un point de vue formel, ces deux périodes dans mon travail peuvent sembler très différentes, mais grattez la surface, et vous trouverez le même être !
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* Du 27 janvier au 4 mars 2023 à la Marian Goodman Gallery, New York.
* Still Life with Phrenology Head, 1979.
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«Cerith Wyn Evans. No realm of thought…», 14 janvier-25 février 2023, Marian Goodman Gallery, 79, rue du Temple, 75003 Paris.