Après avoir fait étape notamment à Belo Horizonte, Rio de Janeiro et Santiago (Chili), la Biennale de São Paulo propose son premier projet en France et en Europe. Elle présente une exposition à LUMA Arles, intitulée comme la manifestation principale, « Même dans la pénombre, je chante encore ». Parmi les artistes réunis figurent Victor Anicet, Zózimo Bulbul, Seba Calfuqueo, Manthia Diawara, Jaider Esbell, Noa Eshkol, Naomi Rincón Gallardo, Carmela Gross, Sueli Maxakali, Gala Porras-Kim, Alice Shintani, Amie Siegel, Regina Silveira et Daiara Tukano. Jacopo Crivelli Visconti nous expose son concept.
La 34ᵉ Biennale de São Paulo s’est déroulée en 2021 à un moment politique particulier, sous la présidence au Brésil de Jair Bolsonaro. Comment avez-vous pris en compte ce contexte ?
C’était très présent et nous voulions concevoir une biennale qui soit pensée à partir du Brésil à ce moment précis. Mais nous ne voulions pas qu’elle aborde trop littéralement ces questions spécifiques. Quand dans une biennale vous avez uniquement ce genre d’œuvres, vous diminuez en quelque sorte l’importance de l’art. On connaît le champ que l’art peut occuper. L’idée de travailler au Brésil à ce moment spécifique était essentielle pour nous tous. Nous voulions que cela soit très présent dans l’exposition. Je pense qu’elle est devenue non pas une attaque directe de ce qui se faisait, mais qu’elle a traité de questions qui n’étaient pas du tout abordées ou qui l’étaient d’une manière totalement erronée par le gouvernement de l’époque. Donc, oui, la question politique était bien présente.
Vous avez aussi décidé d’inviter un grand nombre d’artistes issus de différentes communautés.
Oui, pour cela, il a été important pour nous d’inviter très tôt Jaider Esbell [décédé le 2 novembre 2021]. Les dialogues que nous avons eus avec lui ont été essentiels pour nous permettre d’avoir une représentation de la production indigène, pas seulement du point de vue de la quantité mais aussi de la qualité. Jaider Esbell était un activiste et un orateur très important. Il a créé toute cette idée d’art indigène contemporain et il a écrit et parlé à son propos. Il n’a jamais été un pacificateur, disons que c’était une personne très vive et très franche, et nous avons eu la chance d’avoir une très bonne relation avec lui. Et quand je dis bonne, je ne veux pas dire une relation amicale ou facile à vivre, mais bonne dans le sens où elle était vraiment stimulante, il s’attendait à ce que nous fassions des choses. Et cela l’a amené à dire que c’était « la biennale des indigènes », ce que nous n’aurions jamais eu l’autorité d’affirmer nous-même. Mais il l’a dit, notamment lors de performances à la Biennale, ce qui est pour nous quelque chose de très spécial. Il a déclaré qu’il y avait des choses bien et mal, car il ne se contentait jamais d’affirmer que les choses étaient bonnes, ce qui, d’un point de vue historique, est absolument compréhensible. Il n’est pas possible de dire que les choses vont bien maintenant, nous sommes encore très loin de cela. Il a toujours été une personne très conflictuelle et très intense, mais il a été déterminant pour nous. Je pense qu’il a permis à la biennale d’avoir une présence indigène très forte et qui, en même temps, soit ressentie comme légitime.
Jaider Esbell a ensuite été invité dans l’exposition internationale de la Biennale de Venise en 2022.
Son invitation à Venise est, je pense, le résultat direct de sa présence à São Paulo. Il était une personne unique, et le fait de ne plus l’avoir à nos côtés est vraiment difficile. Il a certainement été un agent très important pour rendre visible la production contemporaine indigène au Brésil. Donc, aller de l’avant sans lui est très difficile pour nous, et pour toutes les personnes qui ont plus d’autorité et de responsabilité que les blancs pour le faire.
La pandémie a-t-elle eu un impact sur la biennale ?
Nous avons dû ajuster le plan initial de trois expositions [dont certaines en préfiguration de la manifestation elle-même, ndlr]. Nous étions encore en plein milieu de la pandémie et la manifestation principale en 2021 a enregistré plus ou moins le même nombre de visiteurs que l’édition précédente. Ce n’était donc pas si mal. Il y aurait certainement eu plus de visiteurs si nous avions été en temps normal, mais nous avons quand même enregistré plus de 400 000 entrées, ce qui est déjà beaucoup pour une exposition d’art contemporain.
En quoi était-ce important pour vous de montrer tous ces artistes ici en France, à la Fondation LUMA Arles ?
Dès le début, il était essentiel pour nous de voir l’exposition dans différents contextes et d’examiner ses répercussions. Cette expérience de petites expositions itinérantes a été extrêmement stimulante et intéressante parce que nous avons pu vraiment comprendre comment les choses peuvent être perçues de différentes manières. Mais, spécifiquement ici à Arles, je pense que la plupart des questions que nous abordons sont très présentes et très actuelles en Europe et en France spécifiquement. Donc, oui, je pense qu’il est important d’apporter ces pièces ici. Les œuvres sont très fortes et elles ont été réalisées par des artistes qui, pour la plupart, ne sont pas très connus en Europe. C’est donc une initiative importante à bien des égards.
À São Paulo, votre biennale a aussi été en partie articulée autour de la pensée d’un Français, Édouard Glissant.
Oui, c’est vrai. Il admettait qu’il se sentait comme faisant partie de la culture française, même s’il a beaucoup abordé la question de la créolisation. Il est l’un des penseurs postcoloniaux les plus intéressants pour moi, parce qu’il ne faisait pas partie de ceux qui pensent que tout ce qui est le résultat ou a été fait dans des mauvaises conditions doit être rejeté. C’est ce qui est vraiment fascinant chez Glissant, c’est que dans la plupart de ses écrits, il part de la catastrophe du génocide, de la tragédie de l’esclavage, mais qu’il arrive toujours au point où il montre comment les cultures qui ne sont pas nées d’une racine unique, comme il l’a dit, sont beaucoup plus intéressantes que les autres. Donc oui, je pense que cela a beaucoup de sens de présenter une exposition qui part de Glissant ici, encore une fois. Il revient en France depuis un autre endroit.
« Même dans la pénombre, je chante encore. Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo », jusqu’au 5 mars 2023, LUMA Arles, Parc des Ateliers, 35 avenue Victor Hugo, 13200 Arles, www.luma.org/fr/arles.html