C’est une étrange mise en abyme que propose le musée Soulages, à Rodez, en accueillant en ses murs une rétrospective consacrée aux architectes qui l’ont bâti : les Catalans de l’agence RCR Arquitectes, en l’occurrence Rafael Aranda, Carme Pigem et Ramon Vilalta. Intitulée « RCR Arquitectes. Ici et ailleurs, la matière et le temps », cette ample présentation rassemble une centaine de pièces – maquettes de mobilier et d’architecture, meubles, objets, dessins, aquarelles, photographies et films, dont une bonne partie provient de la donation faite, en 2020, au Centre Pompidou, à Paris – et esquisse une épopée sans concession de ce triumvirat singulier, lauréat du Pritzker Prize en 2017, l’équivalent du prix Nobel en architecture.
MAQUETTES IMPOSANTES POUR RENDRE COMPTE DU RÉEL
RCR Arquitectes, c’est à la fois l’art et la matière. Pour comprendre la philosophie qui infuse le trio, il faut imaginer son fief natal, Olot, au nord-ouest de Gérone (Espagne), où il œuvre depuis 1988 et dont l’exposition livre quelques pistes. Sertie dans le territoire de montagnes, forêts et volcans nommé la Garrotxa, en lisière de la chaîne des Pyrénées, la ville d’Olot fut, notamment aux XIXe et XXe siècles, un haut lieu des fondeurs et des bronziers, tant industriels qu’artistiques. D’ailleurs, l’atelier des RCR est lui même installé dans l’ancienne fonderie Barberí. Rien n’est neutre. De cette histoire locale naît l’inclination profonde des trois architectes pour la matière, que cette exposition évoque à l’envi. Dans plusieurs salles du musée sont même disséminées des œuvres d’art qui, pour eux, constituent autant de sources d’inspiration, telles les sculptures en fer de Leonci Quera i Tísner ou, dans un autre registre, une Pedret [Pierre] en grès anthracite de Claudi Casanovas. Révéler, de visu, certaines de leurs références personnelles – « Toutes les histoires qui ont été importantes dans notre vie », dixit Carme Pigem – est une excellente idée. Où l’on croise aussi bien des dessins d’architectes – Rafael Masó i Valentí, Antoni Gaudí, Studio PER (projet d’une maison sur l’île italienne de Pantelleria, en couverture de la revue El Croquis) – qu’un tableau de Joan Miró, une encre de Salvador Dalí – Olot n’est qu’à une bonne heure de voiture de Cadaqués* – ou… un fauteuil en aluminium laqué bleu signé Donald Judd. Bref, des nuances, des matières et des textures qui éclairent leur esthétique propre, à mi-chemin entre vernaculaire et industrie.
L’agence RCR Arquitectes s’est fait remarquer pour son originalité dès sa première année d’exercice, en remportant un concours national pour l’élaboration d’un phare au cap Punta de la Aldea, sur l’île de Gran Canaria. Leur projet, peu orthodoxe, est une sorte de pied de nez au Service des phares et balises ibère. Plutôt que de placer la traditionnelle lentille de Fresnel bien en hauteur, ils prévoient de l’installer, après l’avoir montée à flanc de montagne, à l’extrémité d’une hampe horizontale – « comme la lampe d’Aladin », sourit Carme Pigem. Au musée Soulages sont présentées des maquettes et des esquisses de ce projet qui, trente-cinq ans plus tard, est encore dans les cartons. Ni chronologique, ni thématique, l’exposition montre comment le collectif se frotte à toutes les échelles, de l’objet au paysage, avec toujours la même méticulosité et la même justesse. Dans le quartier de l’Eixample, à Barcelone, afin de rendre perméable l’un des îlots réputés hermétiques du plan en damier conçu jadis par l’urbaniste Ildefons Cerdà, les architectes implantent en son sein une activité publique : la bibliothèque Sant Antoni – Joan Oliver. « L’architecture se met au service de l’activation d’un vide, souligne Carme Pigem. Le mouvement des visiteurs apporte ainsi la vie à l’intérieur de l’îlot. » À Meudon, dans les Hauts-de-Seine, l’agence a livré en 2022 le pont Seibert qui relie la ville à l’île Seguin (Boulogne-Billancourt), ici représenté par une maquette conséquente. Dépassant la simple passerelle piétonne, l’ouvrage est une véritable « place sur l’eau » prête à «accueillir diverses activités publiques ». L’aspect technique a été calculé avec une grande précision, afin de ne pas trop empâter sa silhouette. Le choix de présenter au musée Soulages des maquettes imposantes – au 1/75e , pour les connaisseurs –, comme celles de la Fondation d’art Émerige, sur l’île Seguin, ou d’un édifice universitaire à Taichung, sur l’île de Taïwan, est délibéré : « Une maquette est un objet qui “parle” d’espace, et la grande dimension permet de rendre compte de ce qu’il est », explique Carme Pigem.
ORIGINALITÉ DES LIGNES, PRÉCISION DES MATÉRIAUX
Au-delà de l’architecture en tant que telle, les édifices de RCR se conjuguent également, à l’instar du fameux « phare horizontal », à l’échelle du paysage. Non loin d’Olot, dans la Vall de Bianya, près du mas La Vila dans lequel et autour duquel ils interviennent depuis trente ans, les architectes ont glissé une immense table ronde pour trente personnes, dont les sièges s’incrustent dans les replis du terrain. On peut en voir la maquette en carton, de même qu’une autre maquette qui incarne le projet conçu pour les chais Perelada, à Peralada (Espagne). Ces derniers, tout en intégrant la logique gravitaire chère à l’élaboration du vin, se dissimulent aussi dans les méandres de la topographie. Ainsi, lorsqu’il arrive devant le bâtiment historique, le visiteur n’a pas la moindre idée des nouveaux édifices qui se développent à l’arrière, tant leur volumétrie est discrète. De même, nous pourrions aisément parler de «paysage» à propos d’une chaise longue en bois, organique à souhait, baptisée Territorio Cercas et dont la forme reproduit la courbure exacte du dos de l’écrivain espagnol pour lequel elle a été réalisée. L’originalité des lignes le dispute à la précision des matériaux. Ce qu’illustre encore l’étonnante «étiquette» imaginée pour les bouteilles de la cave Bell-Lloc, à Palamos (Espagne). Histoire d’offrir toute la lumière au nectar, celle-ci, réduite à l’extrême, se déploie uniquement autour du goulot. Passionnés par le Japon – pays où le Pritzker Prize leur a officiellement été remis –, les architectes de RCR y ont trouvé leurs « maîtres » : « Nous qui sommes très perfectionnistes nous sommes rendu compte de ce qu’étaient la perception, le détail et le rapport à la nature, se souvient Carme Pigem. Tout y était parfait, exquis. » À cette occasion, le trio a exploré la forêt de Yoshino, dans la préfecture de Nara, réputée pour ses essences splendides. Un film tourné dans cette région suggère de nouveau, en filigrane, l’attachement quasi viscéral des RCR aux matériaux. De ce voyage découle notamment le projet d’un Pavillon du papier, dont on peut admirer la maquette à Rodez et qui sera également érigé non loin de La Vila, dans la Vall de Bianya. Les responsables sylvicoles de Yoshino ayant particulièrement insisté pour que celui-ci soit construit avec leurs arbres, la cargaison de bois vient d’arriver à destination et n’attend plus que la mise en œuvre.
*C’est dans le village de pêcheurs de Portlligat, non loin de Cadaqués, que Dalí avait sa résidence principale.
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« RCR Arquitectes. Ici et ailleurs, la matière et le temps », 17 décembre 2022-7 mai 2023, musée Soulages, jardin du Foirail, avenue Victor-Hugo, 12000 Rodez.