La vente du soir de Sotheby’s Londres d’art moderne et contemporain ne s’est pas déroulée comme prévu. Une vingtaine de minutes avant que la foule n’entre dans la salle de ventes, la société a annoncé que la monumentale Danse sur la plage (1906-1907) d’Edvard Munch – le seul lot à huit chiffres qui n’avait pas de garantie – ferait l’objet d’une enchère irrévocable. Le tableau de quatre mètres de large, qui avait été caché dans une grange isolée d’une forêt norvégienne pendant l’occupation nazie et n’avait pas été vu sur le marché depuis 80 ans, a été adjugé à 14,5 millions de livres sterling (14 millions d’euros), contre une estimation inhabituellement ample de 12 à 20 millions de livres sterling.
Quelques lots plus tard était présentée l’œuvre la plus importante de la soirée. Murnau avec l’église II (1910) de Wassily Kandinsky – une peinture semi-abstraite qui a fait l’objet d’une bataille pendant 12 ans opposant la ville néerlandaise d’Eindhoven et les héritiers de deux collectionneurs juifs allemands morts à Auschwitz pour obtenir sa restitution – était suivie de près, car sa garantie par un tiers la rendait presque certaine de battre le record de l’artiste. Le montant de 37,2 millions de livres (42 millions d’euros) a été atteint avec une seule enchère au téléphone, celle du garant, et a donné le ton de la soirée – solide, mais sans feu d’artifice ni ferveur.
Pourtant, après les résultats mitigés de la vente de Christie’s à Londres mardi, Sotheby’s a pu pousser un soupir de soulagement. Il en va de même pour les acteurs du secteur qui considèrent ces enchères comme le premier test du marché haut de gamme cette année. La soirée a été divisée en deux ventes, en commençant par « The Now », une vacation ultracontemporaine de 20 lots – tous ont trouvé preneur – qui a dépassé son estimation haute de 9,3 millions de livres sterling, pour atteindre 10,9 millions de livres sterling (12 millions d’euros, tous les totaux sont calculés sans frais, sauf indication contraire) et a atteint des records pour sept artistes, dont Michael Armitage et Miriam Cahn. Cette section a été suivie par la vente d’art moderne et contemporain (incluant quelques œuvres postimpressionnistes), qui a totalisé 136,9 millions de livres sterling (154 millions d’euros) pour 38 lots, avec un taux de vente de 83 %, dépassant de peu son estimation allant de 133,1 millions de livres sterling à 178,3 millions de livres sterling.
Comparée aux ventes du soir de Sotheby’s du 20 mars 2022 à Londres, qui avaient engrangé 162 millions de livres sterling pour 53 lots, l’offre du 1er mars était sensiblement moins étoffée – « la qualité plutôt que la quantité », commente James Sevier, responsable européen de l’art contemporain chez Sotheby’s. Comme ses homologues de Christie’s, il estime peu importants les effets du Brexit sur le marché haut de gamme, soulignant que Londres a toujours été « le lieu de ventes aux enchères le plus global de Sotheby’s ». Et le 1er mars, en effet, les collectionneurs asiatiques sont montés au créneau, enchérissant sur plus de la moitié de la vente « The Now » et remportant également des lots clés en art moderne et contemporain, dont Abstraktes Bild de Gerhard Richter pour 20 millions de livres sterling.
Comme d’habitude, Sotheby’s a salué un certain nombre de ces succès, notamment dans un communiqué de presse annonçant que cinq œuvres – toutes garanties – avaient atteint chacune plus de 15 millions de livres sterling, soit « davantage que lors de n’importe quelle vente de Sotheby’s à Londres depuis 2015 ». Une telle présentation omet de mentionner que l’une de ces cinq œuvres, un grand tableau de Freud représentant la fille de l’artiste, aurait probablement été ravalée si elle n’avait pas été sauvée par une offre de la spécialiste d’art contemporain allemand Bastienne Leuthe au nom d’un enchérisseur irrévocable – elle a vite été adjugée à son estimation basse de 15 millions de livres. « Les prix les plus élevés ont été fixés [au préalable] à des niveaux élevés », explique le conseiller londonien Hugo Nathan, « ce qui signifie qu’ils ne se sont pas envolés ». Néanmoins, ajoute-t-il, « des estimations saines sont toujours un signe rassurant ».
Certains acheteurs ont sans doute fait des affaires, car il semble que les enchérisseurs, bien que présents et prêts à la dépense le 1er mars, n’étaient pas disposés à faire des folies, en particulier pour les œuvres antérieures à 1980. L’une des plus grandes toiles de Robert Delaunay à avoir été vendue aux enchères – et l’œuvre non garantie la plus chère de la soirée – est partie rapidement pour 6 millions de livres sterling (6,7 millions d’euros), en dessous de son estimation basse de 7 millions. Une nature morte de Maurice de Vlaminck, dont l’historique d’expositions est impressionnant, présentée notamment au Museum of Modern Art de New York, a atteint 650 000 livres, contre une estimation basse de 800 000 livres.
Néanmoins, les enchères ont été animées à certains moments de la vente, et plusieurs lots à sept chiffres ont rencontré du succès. L’un d’entre eux, Complexe de František Kupka, a été vendu par la collection du regretté acteur Sean Connery au profit de sa fondation. Une bataille d’enchères à trois a fait grimper le lot au-delà de son estimation haute de 2,8 millions de livres sterling, et il a finalement été adjugé à 3,8 millions de livres sterling (4,28 millions d'euros) à un enchérisseur au téléphone avec la spécialiste Tessa Kostrzewa.
En revanche, « The Now » – une vente qui, comparée à ses équivalents chez Phillips et Christie’s, semble beaucoup plus soignée et en accord avec les tendances actuelles critiques et commerciales – suggère que le marché de l’ultracontemporain, en pleine contraction, n’est pas encore sur le point de ralentir. Deux artistes ont fait leurs débuts aux enchères. Mohammed Sami, qui bénéficie d’une exposition au Camden Arts Centre à Londres (jusqu’au 28 mai) saluée par la critique, a vu son œuvre Family Issues I (2019) atteindre 355 600 livres. De son côté, Le tableau Primavera (2019) d’Emma Webster a été vendu à un collectionneur en Asie pour 320 000 livres.
Un montant vertigineux de 480 000 livres a été atteint par The Coal Seller (2020-2021) de Raghav Babbar, qui, à 25 ans, était le plus jeune artiste de la soirée et a établi son record aux enchères. De multiples lots de cette section ont attiré plus de huit enchérisseurs chacun, notamment Study for the Temptation of Christ (2019) de Julien Nguyen, qui avait déjà changé de mains trois fois en quatre ans, et a attiré plus de dix enchérisseurs avant d’être adjugé à 320 000 livres au profit d’un collectionneur représenté par le spécialiste senior Fergus Duff.
« The Now » a également fait l’objet d’enchères très élevées. Le même collectionneur, au téléphone avec Jackie Wachter, spécialiste senior de Sotheby’s à Los Angeles, s’est emparé de trois tableaux – signés Cecily Brown, Shara Hughes et Nicolas Party - se succédant rapidement, dépensant 4,4 millions de livres en l’espace de 20 minutes. De façon similaire, l’acheteur du Sami a également acquis Muliro Gardens (babouins) (2016) de Michael Armitage – il s’agissait de la deuxième œuvre à apparaître aux enchères de cet artiste très convoité et soutenu par la galerie White Cube. Elle a battu le record pour le peintre, à 1,5 million de livres sterling.
Parmi les artistes de cette section figurait le Français Philippe Parreno, l’un des tenants de l’esthétique relationnelle. Sa sculpture lumineuse Marquee M1535 (2015) a reçu un accueil plutôt calme par rapport au buzz généré par les peintures qui l’avaient précédée, et elle a été vendue à 160 000 livres, près de son estimation basse de 150 000 livres, attirant seulement deux enchères. Malgré tout, sa présence a montré le potentiel de cette vente à fixer les tendances, ainsi qu’à les faire évoluer.