C’est un petit coup de tonnerre dans le monde feutré du marché de l’art parisien. En deux après-midi, les 21 et 23 mars 2023, la galerie Talabardon & Gautier se séparera à Drouot de son fonds de tableaux et de sculptures, sous le marteau d’Ader, Nordmann & Dominique. « C’est plus de trente ans d’activités qui sont réunies », résume le commissaire-priseur David Nordmann. Au total, les 280 lots sont estimés prudemment autour de 2,5 millions d’euros. La vente témoigne de trois décennies de trouvailles réalisées depuis la création de leur galerie en 1992 par l’intarissable Bertrand Gautier et le plus discret Bertrand Talabardon, inséparables à la scène et à la cour, réunis dès leurs études par leur amour de l’art. « Notre domaine est l’un des rares où nous pouvions partir de rien », confie Bertrand Gautier.
L’amour de l’art mais aussi le goût du risque. Pendant des années, le tandem a acheté avec passion, n’hésitant pas à sortir des sommes très importantes pour remporter des œuvres dont ils pressentaient le potentiel. Avec parfois des coups de génie, tel un Rembrandt acquis pour près de 1 million d’euros dans une obscure vente aux États-Unis et revendu aussitôt à l’Américain Thomas Kaplan. Mais le marché de l’art n’est pas un long fleuve tranquille. « Chaque vente est un petit miracle, un jour ça va, un jour pas, rien n’est évident. Faire ce métier, c’est prendre des risques, ce que les gens oublient souvent. Nous ne l’avons pas toujours pratiqué en bons gestionnaires, on s’est peut-être fait trop souvent plaisir. Les foires coûtent en outre maintenant davantage que la seule galerie… », explique Bertrand Gautier. Grâce à une avance, la vente permettra de régler d’importants arriérés d’impôts. Et de son succès dépendra en grande partie la suite…
En effet, les marchands ne sont cette année ni à la Tefaf Maastricht, ni au Salon du Dessin, où leur goût et leur flair très sûrs attiraient en nombre collectionneurs et musées. « Même s'il est un peu prétentieux de le dire, sans nous la connaissance de Joseph Werner, de Turpin de Crissé, de Léon Bonvin ou de Charles Filiger, ne serait peut-être pas tout à fait la même », souligne Bertrand Gautier dans un entretien « vérité » avec Carole Blumenfeld (collaboratrice de The Art Newspaper édition française) publié dans le catalogue de la vente.
Toutefois, le timing de leur vente est bien choisi puisque la collection de leur galerie est dispersée pendant la Semaine du dessin, qui attire précisément les meilleurs amateurs à Paris. Ils ne sont ni les premiers ni les derniers à devoir céder tout ou partie de leur stock aux enchères, comme on l’a vu ces dernières années entre autres avec les galeries Colnaghi ou Steinitz. Les habitués des salons où ils exposaient reconnaîtront bon nombre d’œuvres accrochées récemment encore sur leurs stands, affichées alors à des tarifs nettement plus élevés que les estimations ici proposées. Une autre partie des lots a été acquise aux enchères ces toutes dernières années. « La maison de ventes a joué le jeu d’estimations très très raisonnables », observe Bertrand Gautier. Et d’ajouter : « Le but est de susciter l’envie, que les gens comprennent ce qui relie les œuvres entre elles, soit le rôle et le goût des marchands qui sont des défricheurs de niches avant qu’elles ne soient récupérées ».
Sorte de « totem » de la galerie, Hörgabrud, flamboyante créature de la mythologie nordique peinte à la fin du XIXe siècle par Charles Sprague Pearce, est proposé ici entre 20 000 et 30 000 euros, contre 220 000 euros au salon Fine Arts Paris & La Biennale en novembre 2022. La galerie est aussi connue pour ses tarifs soutenus pratiqués sur les salons. « Il faut défendre les prix de nos artistes décédés au même titre que les galeries d’art contemporain le font avec des artistes vivants », justifie Bertrand Gautier. Encouragés par les évaluations attractives, bien loin des prix justement pratiqués sur les salons, les musées devraient multiplier les préemptions lors de ces deux ventes, considérant la qualité et l’originalité des œuvres présentées. C’est bien sûr le cas pour le XIXe siècle, cœur de leur activité, mais aussi au-delà, avec des feuilles plus anciennes, dont une académie d’homme de Louis de Boullogne de 1694 à la craie (est. 8 000 à 12 000 euros) ; un étonnant centaure de Tiepolo au lavis (est. 12 000-15 000 euros) ; ou une jeune fille portant son frère par Louis-Léopold Boilly (est. 80 000-100 000 euros). Font aussi partie de la vente un Poète persan de Gustave Moreau (est. 150 000-200 000 euros) ou un portrait de Jean Moréas, caricature par Paul Gauguin au fusain (est. 150 000-200 000 euros). Mais les deux vacations contiennent aussi maints lots aux évaluations inférieures à 5 000 euros…