Il vaut mieux ne pas la rater, cette « première grande rétrospective française » consacrée à l’artiste nippo-américain Isamu Noguchi (1904-1988). Sinon, à en croire Sébastien Delot, directeur du LaM, à Villeneuve-d’Ascq, vous risqueriez de devoir patienter : « Cette exposition est le fruit d’une collaboration entre la Fondation Noguchi, à New York, et quatre institutions européennes : le Barbican Centre à Londres, le musée Ludwig à Cologne, le Zentrum Paul Klee à Berne et nous. Entre autres, le Kröller-Müller Museum, à Otterlo [Pays-Bas], nous a envoyé son chef-d’œuvre, la sculpture Avatar, et la Tate Modern [à Londres] deux pièces. Mais le coût du fret a aujourd’hui explosé de 40 %. Pour revoir un opus d’une telle ampleur, il faudra attendre 20 ou 30 ans ! », assure-t-il. Le LaM, avec cette présentation intitulée « Isamu Noguchi. Sculpter le monde », accueille l’ultime étape de cette itinérance.
L’occasion est évidemment belle d’aller à la rencontre de ce créateur phare du XXe siècle, à la fois sculpteur et designer, étonnamment absent des collections publiques hexagonales. En tout, dix thématiques réparties en autant de sections dessinent un parcours d’environ 250 œuvres : dessin, photographie, sculpture, objet de design ou de scénographie. « Chaque institution a aligné un fonds commun, mais a aussi construit sa propre exposition avec des choix de pièces propres, précise Sébastien Delot. Nous montrons ainsi une série de sculptures des années 1960-1980 qui n’étaient pas dans les trois précédents lieux et nous sommes particulièrement concentrés sur les liens de Noguchi avec la France. »
Dès la première salle, historique, le décor est planté. Né à Los Angeles, Isamu Noguchi, fils de l’écrivaine américaine Leonie Gilmour et du poète japonais Yonejiro Noguchi, passe son enfance au Japon, avant de retourner aux États-Unis à l’âge de 14 ans. Devenu majeur, il se forme à la sculpture chez Gutzon Borglum, père des « têtes présidentielles » du mont Rushmore. En 1926, il découvre l’œuvre de Constantin Brancusi à la Brummer Gallery, à New York, et, fasciné, se jure de le rencontrer. Un an plus tard, il s’installe à Paris, où le sculpteur a son atelier, et devient son assistant six mois durant. Il y apprend la taille directe et la matière brute, l’abstraction ou l’art du socle. Le visiteur devinera sans mal l’impact de Brancusi sur le travail de Noguchi. Ses gouaches sur papier (Paris Abstraction) ou ses sculptures de laiton (dont Leda) arborent déjà des formes très géométriques. Cependant, a contrario de Brancusi, Noguchi ne se détourne pas de la figuration, à l’instar de cette splendide tête en bois (Suzanne Ziegler) ou de cette singulière sculpture en poirier, Boy Looking Through Legs.
L’artiste est un globe-trotteur (Japon, France, Italie, Mexique, Inde, Grèce, Angleterre, Israël, Chine…) qui mixe les influences et explore nombre de matériaux. Ainsi en est-il de l’élégante œuvre Orpheus, feuille d’aluminium perforée et pliée, juchée sur un socle en érable. En témoigne aussi la série Interlocking Sculptures [« Sculpture enchevêtrées »], assemblages d’éléments aux formes organiques qui interrogent le rapport entre le corps et l’abstraction. Plus loin, une salle reproduit peu ou prou l’installation que Noguchi avait réalisée à la Stable Gallery, à New York, en 1959. Une douzaine d’œuvres, dont Pregnant Bird, clin d’œil appuyé au Bird in Space de Brancusi, y sont disposées sans podium, ni cordon de délimitation. L’effet produit, de nos jours osé, sinon inespéré, laisse pantois.
« L’abstraction pure ne m’intéresse pas vraiment. L’art doit avoir une qualité humaine », disait Noguchi. C’est pourquoi il le frottera autant au corps proprement dit, dessinant moult costumes et scénographies pour la danse contemporaine, en particulier pour la danseuse et chorégraphe Martha Graham. Au lieu de films sur les spectacles – de mauvaise qualité, paraît-il –, une « tour-triptyque » projette en boucle, au format XXL, d’impressionnantes photographies d’archives. Autour, une belle série de six collages le dispute à une splendide « œuvre-costume » conçue pour la pièce Cave of the Heart (1946) : Spider Dress and Serpent.
Portion congrue de l’exposition, la section « design » dévoile, d’une part, par le biais de photographies et de films, les recherches urbanistiques de Noguchi, tels les aires de jeux pour enfants ou le Jardin pour la Paix, conçu en 1958, à Paris, pour le siège de l’Unesco – projet qui, malheureusement, ne fit pas « boule de neige » dans l’Hexagone. De l’autre, sont montrés quelques objets du quotidien, comme ce sublime baby phone Radio Nurse, inspiré d’un masque de samouraï. Une salle entière exhibe une constellation de ses fameux luminaires Akari en tiges de bambou et bandelettes de papier Washi, encore aujourd’hui fabriquées à la main au Japon, un exercice qui permet à Noguchi de jongler allègrement entre sculpture et objet utilitaire.
« Isamu Noguchi sculpte le monde », jusqu’au 2 juillet 2023, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut (LaM-Lille Métropole), 1 allée du Musée, 59650 Villeneuve-d’Ascq, musee-lam.fr