Des applaudissements. Le droit de préemption, qui permet à l’État d’acquérir pour le compte des musées publics des œuvres proposées aux enchères publiques est en général très bien accueilli par les maisons de ventes, les vendeurs et le public des amateurs éclairés qui suivent la vacation. On a donc beaucoup applaudi mardi 21 et jeudi 23 mars lors de la vente, scindée en deux parties, dédiée à la collection de peintures, sculptures et dessins des galeristes Bertrand Talabardon et Bertrand Gautier. Pas moins de 14 préemptions ont salué leur goût sûr et éclectique lors de la dispersion dirigée par le commissaire-priseur David Nordmann. À l’issue des deux sessions, ce dernier s’est déclaré « particulièrement heureux de ces préemptions et d’avoir pu ainsi participer à l’enrichissement des collections nationales et à la reconnaissance de ces [deux] dénicheurs de talent ». Une communication adroite avait, en amont, suggéré aux acheteurs potentiels que les œuvres seraient proposées à des prix très attractifs et ne correspondraient pas au prix d’achat des deux marchands, par ailleurs très sollicités par le ministère des Finances afin de régler leurs arriérés fiscaux. Les deux hommes pour qui leur métier est, selon l’expression de Bertrand Talabardon dans l’introduction du catalogue de ventes, « une véritable drogue », se sont en effet souvent emballés, notamment lors de ventes aux enchères, et acquis des pièces, certes rares et importantes, mais achetées à un prix parfois sans commune mesure avec la réalité du marché. À titre d’exemple, La vue de Saintes, prise de Lormont, peinte en 1962 par Gustave Courbet, a été vendue presque le double de son estimation haute, soit à 110 000 euros. Elle avait été achetée 254 000 euros en 2017.
Les responsables des musées français ont bien reçu le message. Le musée Napoléon au château de Fontainebleau a ouvert le bal et préempté Le portrait du Maréchal de France Nicolas-Charles Oudinot, peint en 1810 par Robert Lefèvre pour la somme de 10 000 euros au marteau (soit 12 800 euros avec les frais). Olivia Voisin, directrice des musées d’Orléans, a vite rejoint la piste de danse et s’est portée acquéreur, pour 6 000 euros au marteau, de La Fiancée du roi de Garbe, huile sur toile réalisée par Louis Hersent, inspiré par les Contes de La Fontaine. Elle a réitéré plus tard avec le lot 130, Une Martyre d’Antoine-Auguste Thivet, œuvre à la fois effrayante et fascinante, écho du poème éponyme de Charles Baudelaire tiré des Fleurs du Mal (pour 4 000 euros au marteau). La conservatrice entend contribuer par ces achats « à faire du musée d’Orléans un lieu de mémoire du Romantisme, à raconter des histoires, tisser des liens entre littérature et peinture, proposer des contrepoints à la vision convenue de la peinture académique du XIXe siècle », confie-t-elle. Ont suivi ensuite une très belle Étude de cheval pour l’entrée d’Henri IV dans Paris par le baron Gérard, acquise pour le compte du musée du Château de Pau (32 000 euros au marteau). Les musées parisiens ne sont pas restés inactifs : le musée du Louvre a porté son choix sur le Portrait d’Alexandre Dumas, plâtre à patine bronze réalisé par Jacques-Auguste Fauginet en 1831 et sur L’Esclave mourant d’après Michel-Ange, crayon noir d’Edgar Degas (45 000 euros au marteau chacun). Le musée d’Orsay a quant à lui acquis toutes les œuvres de Louis-Adolphe Hervier illustrant les carnages sur les barricades pendant la Commune de Paris.
Autre enchère notable, l’une des pièces maîtresses de la vente, le Condottiere par Jean-Auguste-Dominique Ingres a été préemptée par le musée Ingres Bourdelle de Montauban pour 155 000 euros au marteau, soit 198 400 euros avec les frais. Il était estimé 120 000-150 000 euros. Une belle affaire : en 2012, le duo de marchands avait acquis le tableau chez Sotheby’s pour 434 500 dollars (404 800 euros). Côme Fabre, conservateur spécialiste des peintures françaises au département des peintures du musée du Louvre, qui a préempté le portrait pour le musée de Montauban, confirme que c’est « un achat exceptionnel pour la Ville. C’est la 45e œuvre du peintre à rejoindre la collection du musée. Celles-ci sont rarissimes sur le marché et souvent hors de portée des institutions ».
Citons encore plusieurs achats qui soulignent la vitalité des musées publics : la Délivrance de la Corse, vue de Saint Florent par Carle Vernet acquise par la Maison natale de Napoléon à Ajaccio (3 000 euros au marteau) ; les panneaux en bois Vivez : le banquet et Mourrez : la tombe par Victor Hugo (150 000 euros au marteau, acquisition de la Maison de Victor Hugo à Paris) ; ou le marbre à l’antique Portrait d’Étienne Vincent de Margnolas par Giacomo Spalla (35 000 euros, Château de Versailles).
Les deux ventes ont aussi su attirer les collectionneurs particuliers qui n’ont pour ainsi dire presque pas laissé de lots de côté. La dispersion ne compte en effet que 18 invendus sur 280 lots. Nombre de peintures, sculptures ou dessins ont largement dépassé leurs estimations hautes, parmi lesquelles L’Apothéose de Psyché par Jean-Baptiste Marie Pierre vendue 90 000 euros au marteau (estimation 40 000/60 000 euros) ou le très beau dessin rehaussé à la gouache Jeune fille portant son frère sur ses épaules dans un jardin par Louis-Léopold Boilly, adjugé 190 000 euros hors frais (estimation 80 000-120 000 euros).
Les deux ventes ont totalisé 5,7 millions d’euros avec les frais. Ce beau succès saura sans aucun doute satisfaire la maison de ventes Ader qui s’était engagée financièrement sur le projet.
Il pourra aussi redonner le sourire à Bertrand Talabardon et Bertrand Gautier, qui, s’ils ne devraient pas profiter du montant collecté, dont une partie ira rembourser leur dette fiscale, auront au moins la satisfaction d’avoir vu leur regard largement plébiscité par les collectionneurs et les institutions.