Recueillis, conservés, restitués, les souvenirs sont la survivance d’une sensation, d’une impression, d’une idée. De quoi y a-t-il souvenir et de qui est la mémoire? À travers la sculpture, l’installation, la vidéo ou la performance, les œuvres de Julie Chaffort, Julie C. Fortier, Pascal Jounier Trémelo, Camille Llobet et Anaïs Wenger engendrent de nouvelles modalités de perception, témoignent d’un regard sur le monde intégrant une conscience du vivant et du corps qui passe par un déploiement du temps.
DE L’INCARNATION DU SOUVENIR...
Inscrite dans le partage et la transmission, la démarche de Julie C. Fortier offre un contexte aux odeurs et les situe dans la durée. En 2022, l’artiste entame un travail sensoriel et tactile avec des tapis en laine. Douce, chaude et animale, la laine absorbe les odeurs et les diffuse lorsque nous entrons à son contact. Avec Attendu tendue, produite sur le territoire de la Galerie du Dourven dans les Côtes-d’Armor, elle nous invite à marcher au cœur de l’ancienne montagne. Après avoir cueilli le paysage (lichens, écorces, criste-marine et goémon), elle développe son récit sur la laine et nous suggère de devenir paysage. Chaque odeur précise les souvenirs qui se réactivent en images mentales.
Cet appel aux sens engendrant de nouvelles modalités de rapports avec le spectateur est également au cœur du travail d’Anaïs Wenger. En 2018, elle propose Uisge : une dégustation de whiskys et des récits qui leur sont associés. Ce voyage au sein des territoires énoncés démontre l’impossibilité pour chaque goût de tenir ses promesses, génère des échanges entre les convives et ravive leur mémoire. En s’emparant du réel, l’artiste suscite des rendez-vous et des situations publiques. Par son essence situationnelle, l’attitude performative de l’artiste mord sur le réel dans un temps de sollicitation et d’action. Réalisée en 2021, son installation A rose buds in a vase Leaf by Leaf... parcourt le corpus de [Giacomo] Puccini à travers ses représentations exotiques de plusieurs pays. Des micros en plastique posés sur des tables de marché repliées au sol diffusent les versions karaoké de ces arias célèbres. L’absence d’interprète de ces scènes nous invite à élaborer notre propre récit. Dans une expérience du présent, l’œuvre est événement et mise à l’épreuve des corps.
La mémoire structure l’espace, le souvenir se révèle en image. À travers le langage, le geste et l’oralité, Camille Llobet s’intéresse à la manière dont le corps et le cerveau créent des habitudes et des automatismes qui enracinent l’expérience. Dans sa vidéo Faire la musique (2017), elle invite des athlètes de haut niveau à procéder à la répétition mentale de leurs parcours de compétition. Si imaginer une action stimule les mêmes zones cérébrales que le fait de les réaliser physiquement, un écart se fait jour entre ce qui se joue dans leur tête et ce que l’on voit. Avec Pacheû (2023), à la recherche de la mémoire de la montagne, elle part sur les traces et les chemins empruntés par différents personnages. Dans un contexte de changement climatique brutal, elle enregistre les images, les bruits, les gestes, les parcours et les récits de professionnel·les qui arpentent ce territoire. Au fil des saisons, l’artiste invisibilise les hauts sommets pour laisser place aux chemins arpentés, à la neige écrasée, aux éboulements de pierre, aux rivières d’eau et de cailloux qui naissent, aux bruits profonds du glacier.
...À LA RÉMINISCENCE DES LIEUX
Dans un espace sensible et fragile, le paysage se dissout dans la mémoire, et la mémoire façonne le territoire. Au-delà du langage, à travers le souffle, la voix, la musique et la danse, Julie Chaffort réveille les entrailles de la Terre. Avec sa vidéo Printemps (2020), des êtres errent dans une forêt brumeuse et pluvieuse. Pris par le feu, ils marchent lentement parmi les arbres, s’enlacent dans les flammes qui remontent le long de leurs corps. La fumée blanche recouvre le sol et s’enfuit. Morne (2021) met en scène une femme dans les feuillages au pied de la montagne Pelée. Ancrée, lentement, les yeux fermés, elle chante avec les éléments. Le paysage disparaît dans la brume, le son guttural de la voix s’épuise puis la lumière jaillit et le son devient cri. En 2022, avec Sur la terre Sur les mers, l’artiste revisite son travail en convoquant des scènes inédites de ses œuvres. Le tonnerre gronde, le chant s’installe dans le vent, un cheval se roule sur le sol, un homme s’enflamme dans un lac... Comme restés suspendus dans le temps, ces personnages entrent en connexion avec la terre et dansent avec l’immatériel.
Alliant l’espace architectural à l’espace intime et corporel, Pascal Jounier Trémelo révèle l’invisible caché dans la forme, le plein du vide, dans un travail de moulage et d’empreinte. Jouant avec la souplesse des matières, les formes se métamorphosent et génèrent des fragments mémoriels. Elles gardent la trace des gestes de l’artiste au travail, engagé tout entier. Avec Baliste épilithe (2019), un amas de matériaux recouvert d’une couverture dans un coin de son atelier devient prétexte à moulage. L’expérimentation imprévue engendre une enveloppe dont les plis et interstices apparaissent comme un drapé. Sa couleur rose lui est conférée par les résidus de la fibre textile. Qu’elle résulte de la gravité qui la façonne, d’accidents ou d’expériences, l’œuvre retient les étapes de son élaboration dans le temps, sa propre mémoire. La sédimentation de la matière et le renversement perpétuel le mènent à réaliser des dessins depuis 2021. Après avoir prélevé des fissures au fil de ses promenades, il trace de multiples lignes sur une feuille posée sur une table en béton, provoquant un effet d’optique et octroyant une texture au dessin. Ceux-ci viennent s’ajouter à son vocabulaire plastique organique et vivant.
Les œuvres de ces artistes apparaissent dans une superposition d’images sédimentaires qui s’épanouissent en images présentes. Elles sont inscrites dans l’épaisseur du présent et du corps, une expérience du sensible, nous invitant à nous insérer dans le monde qui nous entoure. Notre corps nous ancre au réel, c’est à travers lui que nous entrons en contact avec le monde. Je suis la terre, je suis le feu, je suis la montagne et la roche, je suis matière et mémoire tout entière, ici et maintenant.
Ce texte est également publié sur reseau-dda.org et aicafrance.org
Julie C. Fortier, née en 1973 à Sherbrooke (Québec), vit et travaille à Rennes.
« Respirer l’art. Quand l’art contemporain sublime l’univers du parfum »,
20 mai 2022-5 mars 2023, exposition collective, musée international de
la Parfumerie, Grasse ; « Horizons olfactifs », 20 décembre 2022-29 mars 2023, exposition collective, Fondation Espace Écureuil pour l’art contemporain, Toulouse ; « Faut-il voyager pour être heureux ? », 20 mai-2 avril 2023, exposition collective, Espace Fondation EDF, Paris.
Voir Documents d’artistes Bretagne : ddabretagne.org
Anaïs Wenger, née en 1991 en Suisse, vit et travaille à Genève.
« Renouveau », 6 avril-4 juin 2023, exposition collective, Ferme-Asile, Sion (Suisse) ; « Ondines », 23 juin-9 juillet 2023, installation et performance en collaboration avec Charlotte Schaer, 5e édition de la Biennale insulaire des espaces d’art de Genève.
Voir Documents d’artistes Genève : dda-geneve.ch
Camille Llobet, née en 1982 à Bonneville (Haute-Savoie), vit et travaille à Sallanches (Haute-Savoie).
« Fond d’air », 10 mars-28 mai 2023, Institut d’art contemporain Villeurbanne/ Rhône-Alpes ; « Camille Llobet », 14 mars-26 mai 2023, L’Angle, La Roche- sur-Foron (Haute-Savoie).
Voir Documents d’artistes Rhône-Alpes : dda-ra.org
Julie Chaffort, née en 1982 à Niort, vit et travaille à Bordeaux.
Voir Documents d’artistes Nouvelle- Aquitaine : dda-nouvelle-aquitaine.org
Pascal Jounier Trémelo, né en 1976, vit et travaille à Rennes.
Voir Documents d’artistes Bretagne : ddabretagne.org