Tout commence-t-il en1973 pour le Centre d’arts plastiques contemporains (CAPC) ?
Même si le CAPC ne s’installe définitivement dans l’entrepôt Lainé, sur les quais de Bordeaux, qu’en 1982, son aventure commence bien en 1973. À la suite de Jean-Louis Froment [directeur-fondateur du CAPC] à l’occasion du 20e anniversaire du musée, Charlotte Laubard avait également retenu cette date lors de ses 40 ans. C’est à ce moment-là que les bases du projet ont été posées, que les premières invitations à des artistes internationaux ont été lancées. Les nouvelles formes contemporaines sont alors très peu connues du public, l’exposition est envisagée par Froment comme une forme d’éducation au regard. « Regardez ailleurs », le très beau titre de la première exposition du CAPC, aurait pu être le sous-titre de ses 20 ans. Organiser aujourd’hui les 50 ans est une sacrée responsabilité !
Quand je suis arrivée en 2019, le contexte local était celui d’une crise institutionnelle, et le contexte général celui d’un renouvellement très profond, d’un changement de paradigme à la suite de « #MeToo » et de « Black Lives Matters », de questionnements sur ce que nous devons accrocher à nos cimaises, et sur les présences et les manques dans nos collections… Comment, finalement, convoque-t-on tous ces enjeux sociétaux dans notre programmation et de quelle manière peut-on repenser la relation à un public de plus en plus jeune et qui a des attentes et des usages différents de nos lieux ? Il faut passer du temps à comprendre le contexte, à essayer de jouer avec, à le détourner à certains moments ou bien à l’amplifier à d’autres. Il faut se poser en permanence les questions suivantes : que regarde-t-on ? Comment le regarde-t-on ? Qui a-t-on laissé sur le bas-côté ? Et cela, pour les publics
comme pour les artistes.
Quelles ont été les bases de votre projet pour le 50e anniversaire ?
Je me suis plongée dans cette collection merveilleuse et étonnante afin d’élaborer une exposition intitulée « Le Tour du jour en quatre-vingts mondes », qui s’est déployée sur l’ensemble du 2e étage du bâtiment [du 15 décembre 2020 au 11 décembre 2022]. À travers cette simple inversion par Julio Cortázar du titre du roman de Jules Verne, dont le personnage central Phileas Fogg incarne le héros moderne par excellence, on embrasse le monde dans son ensemble. Cela a également été l’occasion d’enrichir les collections par un dépôt conséquent de près de 130 œuvres du Centre national des arts plastiques concernant les scènes extra européennes, au sein desquelles la part des femmes est importante. Se sont ainsi créés des dialogues générationnels déhiérarchisés à partir d’œuvres historiques de la collection du CAPC. J’ai par exemple regardé ce qui se passait dans d’autres géographies au moment du minimalisme à New York. C’est ce que j’appelle des « Récits de collection ». Les 2000 m2 du 2e étage sont à présent dédiés aux collections, mises en regard des enjeux contemporains.
CAPC 2023-1973 – Histoires d’expositions, un livre anniversaire, qui pose la question de l’historisation d’une période aussi longue que mouvementée, sera par ailleurs publié aux Éditions Dilecta [en septembre 2023]. Pour cela, nous avons proposé à une jeune historienne d’art, Eva Barois de Caevel, d’effectuer une résidence de recherche au sein des archives du CAPC afin d’écrire ce grand récit historique. Nous avons également invité l’ensemble des voix qui ont fait le CAPC à rédiger de courts textes pour ce catalogue. Mais celui-ci retrace surtout l’histoire des expositions du CAPC.
Vous organisez deux temps forts, l’un en juin, l’autre en septembre.
Dans un premier temps, le 29 juin 2023, nous inaugurerons l’exposition de Kapwani Kiwanga dans la grande nef. Cette artiste [canadienne d’origine tanzanienne] convoque dans sa pratique une histoire des formes minimales et possède cette capacité à repenser la question de la monumentalité à travers des matériaux qui viennent assez finement la subvertir. Elle interroge également des histoires oubliées, notamment l’histoire coloniale, qui fut importante à Bordeaux, tout en essayant d’ouvrir de plus en plus son travail vers d’autres récits. Elle a pris pour point d’ancrage l’architecture de la grande nef du CAPC, qu’elle a perçue comme un bateau inversé, les matériaux qui étaient auparavant entreposés dans ce lieu*1, ainsi que la présence de la Garonne, du fleuve, de l’eau. Son projet vise à créer du monumental avec de l’éphémère, à révéler les soubassements voûtés du lieu, à fertiliser de nouveau le sol et à faire retourner l’eau à l’eau.
il est informé, infusé par la question du centre d’art. C’est la raison pour laquelle je parle de “Récits de collection” et pas d’“accrochages”. Je réfléchis ceux-ci non en historienne d’art que je ne suis pas, mais en
commissaire d’exposition que je suis. »
Dans un second temps, les 23 et 24 septembre, nous nous retrouverons lors d’un grand week-end festif. Sur le même principe que l’intitulé du livre CAPC 2023-1973, nous souhaitons poser un regard historique rétrospectif, mais avec les yeux de la génération actuelle. L’un des moments forts sera l’« Autoportrait d’un musée en vingt-deux entretiens », une longue chaîne ininterrompue de prises de parole qui débutera dès l’ouverture, le samedi 23 à 11 h, et s’arrêtera lors de la fermeture, le dimanche 24 à 18 h. Il s’agira d’une forme de passage de relais, d’un flux non-stop de paroles. L’artiste Anne Le Troter concevra une installation-performance à partir de ces récits collectés, en particulier auprès des équipes du musée. Jesse Darling fabriquera un gâteau d’anniversaire ayant un caractère à la fois sculptural et performatif. Laëtitia Badaut Haussmann fera vibrer les luminaires d’Andrée Putman sous la forme d’une pulsation, d’une respiration du lieu. Sans oublier les actions proposées aux familles, les programmes d’éducation du regard, dont une capsule temporelle élaborée avec les écoles de quartier.
Le public local, territorial, a une réelle appétence pour le CAPC. C’est une immense joie au quotidien ! L’imaginaire du musée implique que celui-ci soit destiné à tous.
Comment voyez-vous le futur du CAPC ?
L’ADN premier du CAPC est d’être un centre d’art. C’est l’un des grands malentendus liés à la labellisation « Musée de France » [en 2002]. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai immédiatement demandé une labellisation « Centre d’art contemporain d’intérêt national », que nous avons obtenue en 2021. Cette double labellisation « musée » et « centre d’art » est unique en son genre. Je conçois précisément le musée d’art contemporain par cette façon singulière dont il est informé, infusé par la question du centre d’art. C’est la raison pour laquelle je parle de « récits de collection » et pas d’« accrochages ». Je réfléchis ceux-ci non en historienne d’art que je ne suis pas, mais en commissaire d’exposition que je suis.
Après l’exposition « Le Tour du jour en quatre-vingts mondes », le second « Récit de collection », sous la houlette de Cédric Fauq, commissaire en chef au CAPC, s’intitule « Amour systémique » [du 7 avril 2023 au 5 janvier 2025]. Il a travaillé, en collaboration avec l’artiste invitée Sung Tieu, sur la grille moderniste et la manière dont des générations d’artistes y ont amené de l’affect, l’ont questionnée, abondée, détournée, tordue. Pour finir, j’ai également mis en place « Les Furtifs » [titre emprunté à Alain Damasio], une résidence installée dans l’ancien bureau de direction, qui possède une cuisine et une salle de bains. C’est une résidence sans atelier, destinée à une nouvelle génération d’artistes pour laquelle l’espace d’exposition n’est plus le seul biotope dans lequel se déploie leur travail, lequel peut être accompli dans la rue, sur Internet, sous la forme d’une édition…
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*1 L’Entrepôt réel des denrées coloniales, dit «Entrepôt Lainé», permet, à partir de 1824, d’accueillir et de stocker sous douane les marchandises (oléagineux, sucre, café, cacao, coton, épices, plantes tinctoriales…) récoltées par des esclaves au profit de planteurs coloniaux,
puis exportées vers l’Europe du Nord par des négociants bordelais.
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capc-bordeaux.fr