Dans sa lutte globale contre le racisme systémique, la Ville de San Francisco a récemment approuvé – sur le principe du moins – les recommandations de sa commission consultative sur les réparations à octroyer à ses citoyens africains-américains. Exceptionnelles par leur ampleur, les compensations proposées sont accueillies avec enthousiasme par une large part de la population; de nombreux défenseurs des droits civiques montrent toutefois un certain scepticisme face à l’annonce de mesures probablement irréalistes – quand les opposants à celles-ci mettent en cause la légitimité de leur fondement. Le débat – complexe et délicat – se poursuit avec vivacité, sur fond d’inégalités persistantes.
Une chose est sûre, le travail de mémoire et la diffusion du savoir demeurent indispensables à toute forme de réparations, fondées, selon Henry Paget, sur « […] l’affirmation créative du traumatisme colonial et de ses déviations existentielles *1 ». Cette citation de l’universitaire figure dans le texte d’introduction à l’exposition de Mathieu Kleyebe Abonnenc, « Dans ce lieu de déséquilibre occulte », présentée au Crédac, à Ivry-sur-Seine. Son titre est tiré de l’un des textes les plus influents de Frantz Fanon (1925-1961), médecin psychiatre et militant engagé dans les luttes d’indépendance, notamment en Algérie. Publié l’année de la mort de l’écrivain martiniquais, Les Damnés de la terre exhorte : « C’est dans ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple qu’il faut que nous nous portions, car, n’en doutons point, c’est là que se givre son âme et s’illuminent sa perception et sa respiration. » Le sujet colonisé, « dominé mais pas domestiqué », y est perçu comme victime de deux complices objectifs, le colonialisme et le capitalisme, et de leurs effets conjoints d’aliénation et de déréalisation.
L’HÉRITAGE DE FRANTZ FANON
Les œuvres porte-parole de Mathieu Kleyebe Abonnenc, né en Guyane française, semblent toutes traversées par la violence et la perte. Parmi les plus marquantes, Des morceaux de chair arrachée aux os des ennemis (2022), réplique de collier chamanique constitué de flûtes d’os, Le Veilleur de nuit, pour Wilson Harris (1, 2, 3) (2018), trois carapaces de tortue renversées et emplies de gallium, et Limbé (prises 1 et 2) (2021), film en diptyque d’une chorégraphie créée et interprétée par Betty Tchomanga, qui s’inspire du limbo. Désormais pratique populaire et récréative de par le monde, cette danse traditionnelle provenant de Trinité-et-Tobago renvoie, à l’origine, aux corps des esclaves entravés au fond des cales négrières. Ainsi se clôt le parcours d’une exposition-essai d’un artiste dont on ne s’étonne pas qu’il soit aussi chercheur, programmateur et éditeur.
Une sélection d’ouvrages issus de la collection « Culture » qu’il dirige aux Éditions B42, ou publiés par Ròt-Bò-Krik *2, la maison d’édition qu’il a cofondée avec Dominique Malaquais (1964-2021), Sarah Frioux-Salgas et Jean-Baptiste Naudy, poursuit la réflexion dans l’espace du livre, semblant rappeler que le processus de décolonisation est une affaire résolument plurielle et collective.
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*1 Caliban’s Reason. Introducing Afro-Caribbean Philosophy, Londres, Routledge, 2000.
*2 rot-bo-krik.com
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« Dans ce lieu de déséquilibre occulte. Mathieu Kleyebe Abonnenc », 14 janvier-2 avril 2023, Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, La Manufacture des Œillets, 1, place Pierre-Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine.
« Révolution Fanon : Les Damnés de la terre, une philosophie de la violence », épisode 4, avec Elsa Dorlin (université Paris 8), podcast de l’émission « Les Chemins de la philosophie » sur France Culture, 8 avril 2021.
Trinh T. Minh-Ha, Femme, indigène, autre. Écrire le féminisme et la postcolionalité, traduit par Julia Burtin Zortea et Claire Richard, Montreuil, Éditions B42, 2022, 22 euros.